I

  août 1939         

Pacte germano-soviétique : les vacances rompues


   Nous voilà arrivés à l'été 1939. Un bel été. Un été plein de soleil. C'était fantastique. D'autant plus que le secrétariat du Parti nous avait accordé quinze jours pleins de congé, quinze jours d'affilée.   Pour la première fois, Dallidet et moi allions partir ensemble, pour de vraies vacances. Dallidet était nantais. Rien n'était plus beau que la Bretagne où, sans doute depuis son enfance sans vacances, il avait dû rêver de pouvoir baguenauder. Nous sommes partis de Paris le 15 août. Nous avons mis trois jours pour atteindre Dinard, dans une vieille Ford.

    Et c'est déjà le 24 août, un jeudi, huit jours exactement que nous sommes "en congé". La mer remonte la plage où, comme chaque matin, j'attends Dallidet. Il ne peut se dispenser de faire un crochet par la gare pour trouver "son" Huma. Il ne peut pas s'en passer ni s'empêcher- ce qui dérange plus encore mon idée de vacances - de m'en lire des passages à haute voix. Ce matin-là pourtant, il m'a tendu le "Ce Soir" de la veille : lis toi-même l'article d'Aragon. Je lis. Je relis. Les mots s'alignent, totalement vides. Un pacte vient d'être signé entre l'Union soviétique et l'Allemagne d'Hitler. Qu'est-ce que cela veut dire ? Aragon affirme que c'est l'écrasement de la croisade anti-soviétique et anti-communiste ... Je lève les yeux vers Dallidet, interrogative, ça veut dire - me répond Dallidet - que les Russes essaient d'éloigner la guerre, tout au moins de chez eux ! Et Dallidet, prompt à la décision, poursuit : viens, on remonte à Paris.
    Finies les vacances.
    Le 25 août, vers huit heures du matin - on a roulé une partie de la nuit - nous débarquons au 44 rue Le Peletier. Maurice Thorez y arrive tout juste. Du pas de la porte, il nous salue d'un "v'la la famille Dallidet" moqueur et fraternel. Maurice Tréand et Mourre sont déjà là. Il faut très vite rappeler beaucoup de monde. Mourre s'en charge. Tréand et Dallidet tiennent conciliabules. Je suis chargée de récupérer Pourtalet qui doit être de permanence à la Chambre des Députés, et organiser un rendez-vous entre lui et Maurice Thorez dès les premières heures de l'après-midi, en dehors du siège du Parti. Maurice devait partir pour Moscou. Il a décidé de ne pas y aller. Pourtalet ira à sa place.
    Pourtalet, horticulteur de son état, à Cannes, est devenu député des Alpes Maritimes par le Front Populaire. Le rendez-vous a lieu au Marché aux timbres, dans les jardins du Rond-Point des Champs Elysées, dans la foule hétéroclite des philatélistes. Je me tiens quelque peu à l'écart, mais j'entends Maurice dire à Pourtalet : "explique aux camarades que je ne peux pas quitter la France en ce moment ..."ils" en feraient des gorges chaudes. Il faut que l'on me voie, que l'on m'entende ici, dans les jours qui viennent. Les camarades comprendront ... Reviens vite, très vite".
    Le matin même, 25 août, l'Humanité a publié les clauses du pacte germano-soviétique. Elle a également donné une déclaration du Parti qui affirme que ce pacte est un succès de l'Union soviétique, car il sert la cause de la paix. Le journal tout entier insiste sur l'urgence d'un pacte franco-soviétique nécessaire et encore possible pour sauver la paix. Il insiste aussi sur l'idée de l'union de la nation française contre l'agresseur hitlérien.
    Ce n'est pas la première fois que cette idée d'un front français est lancée. Maurice y tient. C'est lui qui a décortiqué des passages de Mein Kampf à la tribune de la chambre des députés, sous les huées des munichois. N'empêche qu'on est en pleine confusion. Je m'en ouvre à Mourre, que je rencontre dans un petit bistrot de la rue de Lourmel, à Paris. Il est avec Pelayo. Mourre se fait l'écho d'une certaine consternation provoquée par le pacte signé de Ribbentrop et Molotov.
    Pelayo raconte qu'il a failli en venir aux mains, à court d'arguments plus convaincants avec des sympathisants, plutôt socialistes. Pour ma part, j'ai rencontré pas mal de membres du Parti ou des gens proches de nous, ce sont tous personnes triées sur le volet, puisque le Parti les considère comme des gens sûrs, capables d'abriter des militants ou des archives, en cas d'illégalité. Ils font preuve, dans le plus simple des cas et dans le plus courant, de foi du charbonnier : si les Russes ont signé ce pacte, et s'ils n'ont pas tout à fait raison, en tout cas ils ont "leurs raisons" et de bonnes ...     J'ai aussi entendu dire que le pacte devait comporter des clauses secrètes de protection des communistes et des ouvriers. Bref, la confusion. La bourgeoisie le savait qui nous a immédiatement privé de tout moyen de grande expression. Le lendemain, 26 août, l'Humanité est saisie. L'interdiction en a été décidée la veille au soir en conseil des ministres.
    Les jours qui suivent ressemblent pour moi à un film de branle-bas de combat sur un navire de guerre - d'après le cinéma. Je monte, je descends, je cours, avec un tas de paquets au bout des bras. Etablir des liaisons entre les dirigeants du Parti à qui l'on fait dire de ne plus aller au siège du Comité Central, les caser pour travailler, dormir, remettre aux camarades prévus les dossiers de leur ressort, assurer la sortie de tracts pour parer à l'interdiction de l'Humanité, tout cela m'a laissé le souvenir d'un de ces remue-ménages à la fois bousculés, silencieux et haletants. Parce qu'en plus, il faisait horriblement chaud et c'était crevant. Mais le 1er septembre 1939, lors d'une première perquisition au siège du Comité Central, sous la direction du policier "spécialiste" des affaires communistes, Rodel, il n'y avait plus rien dans les bureaux.
    C'est seulement le 3 septembre que j'ai pu m'échapper pour aller voir ma petite fille que ma mère avait déjà prise en charge. C'était le jour de ses trois ans. On va fêter cela avec un beau gâteau à bougies. La journée est splendide. Nous sommes dans un petit pavillon de banlieue. Sur le coup de midi, mon père arrive, on branche la radio. L'Angleterre aurait déclaré la guerre à l'Allemagne ?     C'est confirmé. Quelques heures après, Daladier annonce, dans le genre ampoulé qui est le sien, que la France doit aussi faire honneur aux engagements contractés à l'égard de la Pologne. C'est la guerre. La guerre déclarée par nos combinards capitulards de Munich qui ont trahi la Tchécoslovaquie mais deviennent pointilleux sur leur honneur pour la Pologne ? ... De quelle guerre s'agit-il ?
    L'anxiété me gagne. Sur le chemin où le soleil joue dans les feuilles des arbres, où je sens  dans ma main la menotte douce et chaude de ma petite Hélène que je promène, j'ai peur.



                                                II        

septembre 1939

Jours difficiles : à contre-courant


    La guerre est déclarée. Les hommes sont mobilisés. Nos camarades de la direction répondent à leur feuille de route tout comme la masse des travailleurs. On part faire la guerre à Hitler, avec, toutefois, moins d'allant que lors de la mobilisation de 1938. Les déclarations de Daladier font très anti-hitlérien, tandis que la grande presse, comme "le Temps" et "le Figaro", déborde d'anti-soviétisme et d'anti-communisme.
    On est loin d'être informé de l'intense activité diplomatique secrète qui se développe entre ambassades belligérantes. On ignore que Daladier a paraphé la mise en place de conseils de guerre où des officiers, en civil, condamneront bientôt les communistes arrêtés. Le pacte germano-soviétique est exploité à outrance. Les communistes sont à la fois les agents de Moscou et les espions de l'Allemagne.
    Le comportement de Léon Blum est plus que jamais démoralisateur (1). La confusion tourne au malaise. La répression anti-communiste déclenchée au nom de la défense nationale contre Hitler (!) ouvre la première étape pour l'écrasement de toutes les forces capables d'aider à la lutte anti-hitlérienne. Les moyens de riposte manquent au Parti, désorganisé par la mobilisation générale.
Maurice Thorez a bien retardé son départ de deux ou trois jours, en faisant jouer le fait qu'il est père de deux enfants - c'est une disposition légale. D'autres militants grappillent aussi quelques jours. Mais ils sont partis, dispersés.
    Le 26 septembre, le Parti et toutes les organisations communistes sont interdits. Le décret a été signé par Daladier le 25 au soir. Léon Blum écrit dans le Populaire qu'il a "le sentiment que cela est naturel et légitime".
    Vers 19 heures, ce jour-là, le commissaire de police Rodel et sa brigade spécialisée se présentent à nouveau au siège du Comité Central, 44 rue Le Peletier. C'est la seconde perquisition (2). La police sait pertinemment qu'elle n'y trouvera plus rien. L'opération est d'ordre psychologique. Emile Dutilleul, membre du Comité Central, député de la Seine et administrateur du Parti, vient tout juste de quitter les lieux. Rodel et ses flics sont reçus par quatre camarades qui sont vraiment la toute dernière garde de la permanence jusque là tenue.
    Il s'agit de Georges Poupon, collaborateur du Comité Central de longue date, de Mocquet, responsable du service d'ordre, frère du député Prosper Mocquet et oncle du jeune Guy Mocquet qui sera fusillé à Châteaubriant le 22 octobre 1941, de Damien, le plus fidèle des portiers du Comité Central, un ami bourru et attentif, à la vigilance sans défaillance. Il s'agit encore de "Pépé", une toute jeune dactylo dont le nom est en réalité Paulette Parent.
    Ces quatre-là "surveillent" la perquisition policière. Il ne se passe rien. Rien que le tapage du lendemain à la radio et dans la presse. Georges Poupon a pu partir avec les 30.000 francs que Dutilleul lui avait passé pour subvenir aux frais de la petite équipe avec laquelle Poupon devait sortir au plus vite une Humanité ronéotée.
    Poupon a tenu les délais. Le surlendemain, 28 septembre, la première Huma ronéotée sortait (3).
    Par Mourre, Georges Poupon est en liaison avec Jacques Duclos et Georges Cogniot dont il reçoit les "papiers".
    C'est ainsi que la ronéo planquée chez une fleuriste des Halles de Paris sortira deux lettres aux Fédérations du Parti, les communiqués du groupe parlementaire communiste, une revue de presse destinée aux militants de la direction non mobilisés, la lettre de Marcel Cachin à Léon Blum.
     L'équipe à Poupon se compose de quatre dactylos, "Pépé" (devenue Paulette Prunières), Biquette, Simone et Blanche. On voudra bien m'excuser d'avoir oublié leurs patronymes, si jamais je l'ai su. Mais ce genre d'oubli faisait aussi partie d'un certain entraînement mental, sans doute en vertu de l'adage : ce que le paysan ne sait pas, il ne le dit pas.
    L'équipe à Poupon donc dispose de deux machines à écrire, d'une ronéo et d'un petit stock de papier et de stencils. Elle fonctionne chez la fleuriste sous la protection de la cellule des bouchers des Halles, de ce qu'il en reste, vu la mobilisation. Blanche est arrêtée, dans une rafle. L'équipe doit déménager. Elle se transfère à Vitry, dans un petit pavillon. Mais peu de jours après, les vieux camarades qui l'habitent sont pris de panique et le disent. Il faut re-déménager. Ce sera Athis-Mons, Ivry, et bien d'autres lieux, en ce qui concerne la région parisienne. Car il faut maintenant non seulement réduire chaque équipe, en quelque sorte les décentraliser, mais aussi les multiplier. C'est l'heure de faire sortir des trous où elles sont cachées, les ronéos et les machines à écrire.
    Nous avons ainsi fait rapidement fonctionner plusieurs équipes du genre de celle à Poupon. Il y avait aussi les initiatives prises dans les cellules, avant le départ des hommes à l'armée. Ce n'était pas peu de chose et seulement dans la région parisienne.
    Mais il fallait s'organiser plus solidement, coordonner les efforts, pour durer longtemps. Cela, nous l'avions déjà compris et, dans une certaine mesure, préparé.
    Ici, je voudrais dire une chose. Il ne faut pas voir dans notre acharnement à faire sortir ce petit journal ronéoté une simple façon fortuite de faire. D'autres possibilités avaient été envisagées. Il y eut même des tentatives très sérieuses de faire acheminer de Belgique en France des "Humanité" imprimées sur quatre pages de papier bible. L'expérience fut négative.
    Pus tard, le Parti put disposer d'imprimeries qui tournèrent en France et fort bien. Mais dans les premiers mois de la guerre et leurs conditions de répression, dans le dispersement des hommes, il fallait que le journal non seulement aille partout, mais se reproduise partout, sorte de partout. C'était le moyen d'assurer la présence vivante du Parti, le plus largement possible. Là, l'expérience fut concluante. Les chiffres de tirage, la longévité et la progression de la "petite Huma" tout au long d'une bataille difficile qui dura cinq ans, en témoignent. Et je pense que si sa parution sous cette forme, dès septembre 1939, fut une nécessité, elle fut aussi un choix.
                                                                       
(1) Les articles de Léon Blum dans le Populaire me rendaient malade. Mi-septembre, sous forme de supplication aux communistes, il nous invitait à renier l'URSS :"Ils ne peuvent plus (les communistes) avoir de doute, alors comment peuvent-ils avoir une hésitation ? Qu'ils parlent, qu'ils laissent échapper le cri formé dans leur conscience, qu'ils crient au pays que le pacte avec Moscou est rompu, etc. " (Populaire du 18 septembre 1939).
(2) Une première perquisition avait eu lieu le 1er septembre 1939, avant la déclaration de guerre.
(3) Cette petite Huma ne porte pas le n° 1, ni même de numéro du tout. Nous n'avions pas encore réussi à coordonner toutes les possibilités et toutes les initiatives, pour leur donner une direction centrale. Les documents de l'époque, enterrés et retrouvés par Georges Poupon ont été remis à l'Institut Maurice Thorez, fin 1972.  

                                             

III        

septembre - octobre 1939

Assurer la présence du Parti : oui, mais comment ?   
 
Dès la fin du mois de septembre, nous devons organiser la façon de faire l'Humanité. Qu'elle soit reproduite et multipliée par toute une chaîne de dispositifs élémentaires, réduits le plus souvent à une dactylo et sa machine à écrire, ou à un tireur et sa ronéo, c'est une chose valable. Mais il faut à l'Humanité une unité de fond plus rigoureuse. Il lui faut un secrétariat de rédaction centrale, qui sera proche de la direction du Parti. Si le moment était venu de réaliser cette transformation pour la parution du journal, l'idée n'en avait pas surgi de la dernière pluie.     J'avais entendu Maurice, avant qu'il ne parte à l'armée, recommander deux propositions pour cette responsabilité : celle de Victor Michaut, celle de Pierre Villon, qui ne s'appelait d'ailleurs pas Villon à l'époque.
    Michaut prendra effectivement cette responsabilité jusqu'en octobre-novembre, où Pierre Villon prendra la relève. Car Michaut devra passer à l'organisation du Parti interrégionalement, pour toute la France.
    J'ai, à ce moment-là, été en rapport avec Victor Michaut. Quelle tâche n'était-ce pas que cette réorganisation. Aux difficultés d'une situation trouble, s'ajoutaient des difficultés matérielles de tous ordres. La dispersion des hommes mobilisés en était une. Les femmes, par qui on essayait de renouer le contact, n'étaient pas toujours accueillantes. Les courriers étaient lents et à mots couverts. Les déplacements n'avaient rien d'une promenade dominicale. Il y avait aussi à tenir compte de l'état d'esprit répandu tant à Paris qu'en province : qui n'était pas au front ou à l'usine, était forcément "un planqué". Le vieux mot de la guerre 1914-1918 ressortait : un "embusqué" autrement dit, un douteux.
    Il faut surtout dire que tout ce flottement était nourri par les accords de Munich en 1938, que si, à la première mobilisation, on entendait chanter La Marseillaise et l'Internationale, à la gare de l'Est, en 1939, on ne chantait plus.
    Mais Victor allait son chemin, mettait ses "inter" en place. Il le faisait, sans éclat, sans commandement, sans mystification. Sous son expression de grande douceur et ses façons feutrées, il y avait une grande vigilance politique et humaine. De temps en temps, il envoyait un des "inter" jusqu'à la direction du Parti.
    C'est comme cela que j'ai eu à établir un contact entre Georges Marrane et Frachon.
    Je connaissais fort bien Marrane, sa démarche tanguante, ses jambes en arceau, une silhouette de pantomime tout ce qu'il y a de moins camouflable. Or je retrouvais au rendez-vous un gars appuyé sur son vélo, besace au dos, tout du cheminot qui revient du travail. Marrane avait adopté le vélo pour éviter qu'on le remarque trop à pied. Il était même venu de Saint-Etienne à Paris sur son inséparable engin. A Saint-Etienne, il avait réussi à se faire embaucher dans la métallurgie, non sans avoir passé avec succès son essai de "queue d'aronde". Lui qui n'avait pas dû toucher une lime depuis plus de quinze ans !
    Si la silhouette cocasse de Marrane ressurgit particulièrement de cette époque, c'est quelle a correspondu à une impression diffuse que j'ai fortement ressentie alors. Je voyais s'estomper et se reformer des hommes et des femmes, aux réactions les plus diverses dans l'adversité, aux initiatives les plus disparates, aux personnalités plus vraies qu'en temps ordinaire, mais tous venant d'un creuset commun : le Parti. Quelle force nous avons eue là, avec ces hommes aguerris, ces militants en nombre suffisant pour tenir le choc dès le début de la guerre, en dépit des débordements anti-communistes et anti-soviétiques qui devaient couvrir la trahison du pays et de ses travailleurs. Bien sûr, pas sans défaillances, pas sans chutes. Mais le Parti a tenu.
    Je me rappelle un télégramme radio que Dallidet avait transmis, dans ces jours-là, à l'I.C. - Internationale Communiste -. Il disait que le Parti était "homogène" et tenait. J'avais trouvé cela un peu forcé. Mais les mois qui suivirent lui donnèrent raison. Ils tinrent bon, ceux qui avaient repris rapidement contact avec la direction du Parti, comme Marrane venu de la Loire sur son vélo, ou comme ceux qui, coupés de cette direction, prenaient leurs propres initiatives, tel Marcel Paul en Bretagne. Voilà l'une des faces de notre effort de présence dans le pays et surtout auprès des travailleurs.
    Revenons-en maintenant à la parution de l'Humanité. Dallidet rencontre Pierre Villon, fin octobre 1939 et lui demande, au nom de la direction du Parti, de passer complètement dans l'illégalité pour assurer la réalisation, deux fois par semaine, de l'Humanité. Pierre accepte. Il gardera cette responsabilité jusqu'au 8 octobre 1940, où il est arrêté (1).
    Nous avons eu l'occasion de nous revoir. A l'une de ces rencontres, il a lui-même rappelé comment il avait alors opéré. Voici :
    "Je reçois, par une agente de liaison, Janine, les textes de la direction. La prouesse, c'est de tout faire tenir en deux pages, format 21 x 27, ronéotées. J'assure moi-même une première frappe à la machine. Cela me fait une sorte de maquette que je passe à deux camarades dactylos, Janine (Bernadon) et Henriette (Feuillet).
    Chacune reproduit son texte sur quatre ou cinq stencils, dont elles alimentent les différentes régions parisiennes du Parti qui, à leur tour, prennent en charge la reproduction et la diffusion de cette Huma. Selon des estimations valables, c'est 125.000 exemplaires de l'Humanité ronéotée qui ont ainsi passés de main en main dans la région parisienne, puis en province, où à nouveau, les stencils passés ont été reproduits et diffusés. Ces chiffres de diffusion doivent couvrir toute la période de la drôle de guerre, de septembre 1939 à juin 1940".
    Pas de quoi crier victoire ? A voir. Chaque semaine, les difficultés se renouvelaient et s'accumulaient. L'achat de papier était dangereux, son entrepôt l'était tout autant, sa répartition aux utilisateurs ne l'était pas moins. Il nous fallait avoir tout un réseau, à la fois large et compartimenté, de logements et de camarades pour taper à la machine à écrire, ronéoter, savoir utiliser une petite machine à imprimer.
    Ce n'était pas si simple de faire qu'une maman pique à la machine à coudre pour couvrir le bruit que faisait sa fille en tapant le sten de l'Huma sur une machine à écrire que l'on cachait dans un trou, sous le lino de la cuisine. Ce n'était pas toujours facile de faire sortir le vieux voisin taper sur de la ferraille dans une cour d'atelier tandis que la femme tournait la ronéo. Ce n'était pas tellement drôle - bien qu'on en ait fort ri - d'avoir, pour seul moyen de transport du papier, un petit cheval breton attelé à une carriole.
    Combette l'avait acheté 800 francs. Le cheval était asthmatique. Il s'appelait Fifi, pour sa première tournée, les deux camarades chargés de la répartition du papier, s'étaient pointés dès 5 heures du matin devant la remise. Après avoir réveillé les voisins par la levée du rideau grinçant, ils chargent, chargent, ignorant tout de ce qu'un cheval peut tirer. Le cheval n'a pas marché. Il a fallu décharger, recharger. L'opération a duré jusqu'à 14 h 30. L'histoire est arrivée à Pelayo et à son copain Chaudesolles, surnommé "moule à gaufre". Ils ont revendu Fifi pour 1.200 francs.
    Tout cela représentait beaucoup de travail et bien des risques que prirent consciemment des centaines d'hommes et de femmes pour assurer la vie du Parti.
    Il y eu bien sûr des failles. Le comportement humain n'est pas toujours tout bon ou tout mauvais.
    Pierre Villon raconte encore :
    "Au début de la réalisation bi-hebdomadaire de l'Huma, je travaillais avec Lucien Sampaix. C'était une aubaine. Un jour, il me fait savoir qu'il a reçu une feuille de mobilisation. Doit-il y aller ? C'est un piège, lui dis-je, ne réponds pas".
    "Cela se passait peu avant Noël 1939. Je devais aller retrouver mon petit garçon en province. Je pars. Quand je reviens, j'apprends que Sampaix s'est rendu à la convocation. Il a été interné à Baillet, dans la propriété de la Fédération des Métallurgistes réquisitionnée par le gouvernement et transformée en camp d'internement. Puis, il a été incorporé dans un régiment de "travailleurs". Sampaix sera fusillé le 15 décembre 1941, à Caen ...".
    Il faut trouver un autre rédacteur pour l'Humanité. Sampaix a mis Villon en rapport avec un autre camarade de la rédaction de l'Humanité d'avant-guerre. Villon le recherche. "Lorsque je retourne le solliciter pour remplacer Sampaix, ce vieux militant chevronné me refuse tout net : "J'ai déjà fait de la prison - me dit-il - en 1929, pour un soit-disant complot contre la sécurité de l'Etat. On a dû nous amnistier sans faire de publicité autour de cette affaire. Mais si on me reprend, je suis considéré comme récidiviste et cette fois-ci, ce ne sera pas de sitôt qu'on me relâchera !".
    Pendant plusieurs mois, Villon dut seul continuer à faire l'Humanité. Il faut ici ajouter que le flottement exprimé par l'attitude du camarade sollicité reflète le trouble de cette époque. Dès l'occupation hitlérienne du pays, en juin 1940, le camarade reprit sa place dans le combat du Parti. La situation s'était éclairée pour lui. Il connaissait parfaitement l'allemand. Il apporta une aide précieuse dans le travail que dès lors nous commencions dans les rangs de l'armée allemande. Il est mort en héros, fusillé par les nazis. C'était Pierre Calzan.
    Toujours à ce chapitre des difficultés que nous avions avec les gens, y compris nos camarades, et les choses, Villon se souvient d'une autre histoire.
    "Il y eut aussi notre camarade Blache, lui aussi ancien rédacteur à l'Humanité des temps légaux. J'avais travaillé avec lui aux Editions Sociales. Il est arrêté en même temps que Léon Moussinac. Léon me fait savoir que Blache a cédé aux sévices de la police et a parlé de nos relations de travail. De ce jour-là, je suis évidemment recherché par la police. Blache s'est laissé avoir par la complexité de la drôle de guerre. Mais lors de l'exode devant l'invasion allemande, il s'évade avec Moussinac. Sans cacher sa faiblesse, il reprend contact avec le Parti. Il se battra alors sans défaillance. Arrêté en 1942 à nouveau, il sera fusillé ...".
    "C'est vrai que c'était difficile, non seulement matériellement, humainement, mais politiquement aussi. On était pris dans des problèmes comme : comment combattre ce gouvernement qui abattait sur nous toutes ses forces de répression ? Quelle position devions-nous avoir à l'arrière, concernant cette "drôle de guerre" ? Fallait-il soutenir des sabotages ? J'ai encore souvenir qu'il doit y avoir eu, dans un de nos textes, une indication à saboter. Mais cela a été une pointe isolée. Nous nous sortions d'embarras en mettant l'accent sur le fait que c'était aux ouvriers que la bourgeoisie française faisait la guerre sous couvert de combattre l'hitlérisme. On disait des choses comme : on ne bat pas l'hitlérisme en l'installant chez soi ... On veillait beaucoup aussi à riposter à l'antisoviétisme. On ne laissait jamais passer une occasion de le faire ... Te rappelles-tu le coup des actualités au cinéma sur cette pauvre petite Finlande attaquée par les hordes sauvages de l'URSS ? Nous avions découvert que ce reportage exclusif avait été tourné dans ... le bois de Vincennes, aux portes de Paris ! Pour nous, c'était une affaire en or !".
    "A propos d'Union soviétique, j'en viens à penser à Vassart. En octobre 1939, j'avais eu un rendez-vous avec lui. Je le considérais, en quelque sorte, comme mon supérieur hiérarchique. Ses explications politiques concordaient avec celles du Parti que je connaissais au jour le jour, si l'on peut dire, par les textes qui me venaient de la direction pour l'Humanité. Or, un matin une de mes agentes de liaison arrive affolée au rendez-vous habituel. "Vassart est passé à l'ennemi" me souffle-t-elle. Effectivement, Vassart arrêté semble avoir cédé bien rapidement aux injonctions de la police. On lit avec stupeur dans les journaux, non pas une déclaration d'Albert Vassart mais plusieurs, chacune un peu plus antisoviétique que la précédente".
    Sans doute était-on exigeant en haut-lieu à cet égard ? Et Vassart, lamentablement, expliquait son reniement par sa désapprobation du pacte germano-soviétique et par son "patriotisme". Nous avons répondu dans une Huma de décembre 1939. En réalité, Vassart devait très vite faire équipe avec Gitton spécialisé dans la propagande anticommuniste et antisoviétique. Sous l'occupation hitlérienne, leurs activités devaient être officialisées, ils prenaient pignon sur rue et s'enrichissaient de collaborateurs comme Darnar, ex-rédacteur de l'Humanité et comme par hasard libéré du camp d'Aincourt. A eux trois, ils ont sorti plusieurs brochures parues sous leurs signatures.
    "Pour Gitton, ce fut Benoît qui me donne des explications, de vive voix. Je ne peux plus situer avec exactitude la date de la rencontre. C'était pendant la drôle de guerre. Je fus amené auprès de Benoît par la sœur de Félix Cadras, Georgette. La planque se trouvait près de la porte d'Orléans, à Paris bien sûr. C'est là que Benoît m'apprit l'arrestation de Marcel Gitton et ses aléas. Gitton, en permission à Paris, avait dû être reconnu par un policier, et arrêté par celui-ci pensant bien faire et gagner des galons. Sur cette lancée, le journal du soir "le Temps" avait la primeur d'une déclaration dûment antisoviétique de Gitton. Mais le lendemain, c'est en vain que l'on pouvait chercher dans la presse la moindre trace de l'affaire. Mutisme complet. L'arrestation prématurée de Gitton avait été une erreur. Pour nous, la cause était entendue ... Quand notre entretien fut terminé, Benoît, avec cet élan de fraternité qui l'a toujours caractérisé, pria les camarades qui l'hébergeaient de sortir une bonne bouteille pour fêter nos retrouvailles ..."


(1) Pierre Villon arrêté, la parution de l'Huma continuera. A la Libération, on pourra en récapituler 317 numéros.
(2) Si l'on se base sur la "planque" indiquée par Pierre Villon, l'entrevue se situe mi-décembre 1939, chez le vieux camarade Gégoux, germaniste érudit, chez qui Benoît Frachon se rendait parfois. Il aimait à discuter avec Gégoux des légendes des Niebelungen.
Notre camarade Gégoux n'est pas ressorti vivant de cette guerre.

                                              

IV            
septembre - octobre 1939
 
Avant de poursuivre : dispositions d'avant-guerre    

Vu plus de trente ans après, ces débuts peuvent paraître fort modestes pour un Parti comme l'était le Parti communiste du Front Populaire. Se serait-on laissé prendre de court ? Le Parti n'aurait-il pas envisagé la guerre ? Certains qui écrivent aujourd'hui sur cette époque le prétendent. Je ne partage pas leur opinion. Je la trouve même méprisante à l'égard d'un Parti qui a fait beaucoup pour que la France ne connaisse pas le sort tragique de l'Allemagne dans ces années de fascisme et de guerre.
    Dès les premiers jours de l'année 1938, j'ai eu à connaître une décision prise à la direction du Parti. Il s'agissait de rechercher, en plus grand nombre possible, des camarades, hommes et femmes, auprès de qui, en cas de guerre, nous pourrions mettre en sécurité la direction du Parti. Cette recherche devait se faire non pas comme l'organisation de "cachettes", mais comme points d'appui et de liaison pour permettre, en toute éventualité, la continuité du travail du Parti.
    J'étais, depuis le 1er septembre 1937, secrétaire de Maurice Tréand, dit Legros, et à ce titre mêlée à bien des activités. L'aide à l'Espagne républicaine, dans les conditions inqualifiables de la non-intervention, nous avait quelque peu aguerris en la matière. Les capitulations successives devant Hitler nous alertaient sur les dangers de guerre en Europe. Les agissements de la "Vème Colonne" d'Otto Abetz, ambassadeur d'Allemagne en France, nous faisaient dresser l'oreille. D'ailleurs, il n'est que de jeter un coup d'œil sur l'Humanité du moment pour se rendre compte de la vigueur des articles de Gabriel Péri, des enquêtes de Lucien Sampaix, comme des discours de Maurice Thorez, qui démystifiaient la course à la guerre et les menées fascistes.
    Bref, Maurice Tréand, membre du Comité Central du Parti et responsable "des cadres", est chargé de l'application de cette décision. Maurice Tréand est un organisateur né. Il a des méthodes pas toujours habituelles, mais il sait obtenir des résultats remarquables des gens qu'il s'entend fort bien à faire travailler.
    Il n'est pas dans mon propos de raconter ici les mille et une anecdotes de la mise en pratique de ladite décision. La recherche de "planques", la répartition des dépôts d'argent, de papier pour imprimer ou ronéoter, de machines à écrire, à imprimer, à polycopier, etc. est toujours fertile en incidents de parcours, tantôt insipides de routine, tantôt tout échevelés de romantisme, parfois gênants.
    Ce qui m'est surtout resté de l'époque, c'est que l'on travaillait à trois degrés. En vérité, nous étions partagés sur trois conceptions différentes de ce que devait être une mise en illégalité.
    La première était celle de Mourre, de son vrai nom René Maurier, secrétaire administratif du Comité Central. Lui, avec d'autres camarades de l'équipe constituée par Tréand, installaient leurs planques dans des pavillons, voire de petites fermes, disséminées et rapprochées à la fois dans la grande banlieue du sud-ouest parisien, sur un rayon de quelque 100 Km. Mourre travaillait à cela surtout avec Henri Janin, membre de la commission de contrôle politique auprès du C.C. et maire de Villeneuve St Georges, un camarade d'une finesse et d'un courage politiques sécurisants. Il avait aussi près de lui Maurice Colin et Albert Rigal, tous deux députés du Front Populaire.
    La seconde conception était celle d'une catégorie nettement supérieure. Il s'agissait de maisons cossues s'échelonnant vers le nord de la France, en Belgique, en Hollande, au Danemark et jusqu'en Suède. Je l'appelais "la chaîne des châteaux". C'est à notre gentille et si belle Marguerite Montré qu'avait échu l'honneur de donner apparence de vie "au château en Suède". Elle y avait séjourné en été 1938 et s'y était ennuyée comme un rat mort ... De cette chaîne- là, Maurice Tréand et Pierre Allard s'occupaient personnellement. Elle s'étayait - je l'ai pensé alors - sur des relations prises en dehors du pays, établies pour la plupart dans le grand mouvement d'aide à l'Espagne.
    Quand à la troisième conception, c'était celle que Dallidet défendait. Pour Dallidet, rien de tel que s'ancrer dans les petits pavillons ouvriers de la banlieue, dans des logements des Habitations à Bon Marché (les H.B.M. d'avant-guerre) à plusieurs issues, et dans les logements plus "classes moyennes" construits de fraîche date sur les boulevards extérieurs de Paris, qu'on appelle maintenant les "maréchaux". Dallidet pensait que plus on s'enfonçait dans la population quotidienne, plus on avait de chance de passer inaperçu. Il tenait beaucoup à cette conception.
    Dallidet a alors travaillé principalement avec deux camarades qui avaient accepté de quitter le chantier et l'atelier, pour devenir "permanents" au Parti. Il y avait Robert Dubois, charpentier en fer. Il fut l'un des responsables des tout premiers groupes de l'Organisation Spéciale armée (l'O.S.), d'abord conçue pour la protection des propagandistes illégaux, et qui fournit par la suite les premiers noyaux de francs-tireurs et partisans quand il fallut passer à la guérilla contre l'occupant. Robert a été tué en Allemagne et sa femme, Marie, est morte en camp de déportation. Leurs deux jeunes enfants ont été élevés à l'Avenir Social, l'orphelinat de la C.G.T.
    Le second proche camarade de Dallidet fut Georges Beaufils, électricien en automobile, qui devait devenir le colonel Drumont, libérateur de la poche de Royan.
    Il eut des camarades non-mobilisables, par suite d'âge ou de réforme. Il eut des points d'appui solides parmi les "affectés spéciaux" mobilisés en usine. Il eut des contacts sûrs avec des officiers et sous-officiers républicains.
    Il sut particulièrement mettre en valeur tout un volant de femmes et de jeunes filles, sans lesquelles les premiers hébergements, les premières liaisons, les premières circulations de tracts et de directives du Parti n'auraient pu se faire.
    J'ai essayé, pour répondre à une question souvent posée ou à des affirmations péremptoires, de chiffrer combien nous étions à "fonctionner" dans ce tout premier réseau. Je ne le peux pas. Nombreux, nous ne l'étions certes pas au départ "permanents" dans ce nouveau genre de vie. Mais en tant que force préparée à servir, nous existions. On en trouve témoignage jusque dans les rapports de police, retrouvés après la libération du pays, rapports qui notaient que les filatures les mieux organisées se heurtaient, à un moment donné, à un mur infranchissable. Ce mur, c'était ces hommes, ces femmes, ces jeunes. Et beaucoup d'autres alentour, car nous n'étions pas des isolés, nous ne travaillions pas "en vase clos", bien que nous ayons été à contre-courant dans les dix premiers mois de la guerre et de la dissolution de toute organisation communiste. Combien, de ceux-là, ont été arrêtés, emprisonnés, déportés, et n'ont jamais parlé ... Combien ont été fusillés ? Et par combien ont-ils toujours été remplacés ?
                                            

V        

  septembre - octobre 1939

Paris : clandestins parmi les clandestins

    La vie clandestine est une drôle de vie. Plus moyen de se réfugier dans le confort de vieux dicton, comme : "à chaque jour suffit sa peine". Chaque jour, il nous fallait tirer des kilomètres de marche, de détours, de coups d'œil dans le reflet des vitrines pour déceler une filature toujours possible entre deux rendez-vous. Et de ces rendez-vous, nous en assurions cinq, six, parfois jusqu'à dix dans une seule journée. Il fallait les espacer suffisamment, en horaires comme en distances, pour la sécurité du travail. L'esprit aux aguets, l'œil aussi, des cabas trop lourds au bout des bras, la nervosité, la fatigue, ou tout simplement faim au creux de l'estomac, nous nous efforcions de prendre un air dégagé". Quelle drôle de comédie dont il faut être bien convaincu qu'elle est utile pour la jouer. Bref, au travers de toute cette mouture quotidienne, je devais assurer des liaisons particulières, disons d'ordre international, ou plutôt dans l'esprit internationaliste du Parti.
    Au moment de la déclaration de guerre, vivaient et travaillaient à Paris des dirigeants des Partis frères, mis hors la loi bien avant nous dans leurs propres pays. Ils avaient jusque là bénéficié en France d'une certaine légalité. Dès la fin du mois d'août 1939, cela changea et leur situation devint de jour en jour non seulement précaire mais dangereuse. Les camarades Tréand et Mourre avaient la responsabilité de leur sécurité, leurs liaisons et leur subsistance. Dans la désarticulation de la mobilisation, la tâche, coté pratique, m'est retombée dessus. C'est ainsi que je fus mise en rapport avec nos internationaux clandestins.
    Quand leur exil se double d'une nouvelle vie illégale, que leurs contacts avec leurs pays respectifs furent détériorés, que le terrain devint trop brûlant sous leurs pieds, il fallut organiser leur départ de France. Nous n'eûmes aucun accroc pour les camarades autrichiens et tchèques.
   Avec nos camarades allemands, les choses furent moins simples. Une première vague d'arrestations de communistes avait précédé la déclaration de guerre. Le Populaire du 1er septembre 1939 en avait signalé une quarantaine. Simultanément, de grandes rafles s'opéraient dans les milieux de "réfugiés politiques". Des centaines d'entre eux furent internés au camp de Vernet, dont Frantz Dahlem. Frantz avait combattu en Espagne et à son retour en France avait été chargé de représenter le Parti communiste allemand à Paris.
    Ces camarades donc, allemands, italiens (dont Luigi Longo), bulgares, yougoslaves s'organisèrent à l'intérieur du camp, formèrent une direction politique internationale et décidèrent, un jour de septembre 1939, d'adresser une lettre à Daladier, président du Conseil. Leur position était la suivante : libérez-nous et nous nous constituerons en une formation autonome, comme nous l'avons fait en Espagne, pour nous battre à vos cotés contre Hitler. La lettre arrivait dans un moment de démagogie débordante certes, mais où, en fait de guerre, la seule qui fut menée était celle engagée  contre les communistes. Maurice Thorez en eu connaissance, ce qui lui fit transmettre à Frantz Dahlem, signataire de la lettre, que le gouvernement français ne l'avait pas arrêté parce qu'il était allemand, mais bien parce qu'il était antihitlérien et surtout communiste allemand.
    Les liaisons déjà très difficile empêchèrent une véritable discussion du problème entre Maurice et Frantz.
    La dite lettre n'eut aucune réponse ni de Daladier, ni d'aucun membre du gouvernement français. Par contre, et je le tiens de camarades allemands, Gitton prit contact avec les internationaux du camp de Vernet et leur conseilla de s'engager dans la Légion Etrangère. Les camarades ne témoignèrent qu'un enthousiasme modéré pour ce genre d'opération, mais y accordèrent crédit, pensant que Gitton parlait au nom du Comité Central du Parti français (1).
    J'ai su, à ce moment-là, que l'indication de s'engager dans la Légion Etrangère avait couru dans toute l'émigration politique allemande. Il y a eu effectivement des engagements de ce genre.
    Nous avons alors essayé d'organiser l'évasion de plusieurs camarades du camp de Vernet, dont celle de Frantz, en premier lieu. Comme points d'appui, nous avions à l'extérieur la femme de Frantz, Käthe, aidée par notre camarade Marguerite Montré qui était en relation très proche avec la direction du Parti français. A l'intérieur, l'un des camarades allemands, un ancien des Brigades Internationales, Ernst Buchman, avait su prendre des contacts au commandement même du camp.
    Pourtant, l'évasion ne réussit pas. Tous les internationaux furent transférés à la prison de Castres. Dès l'occupation allemande installée, Frantz Dahlem fut livré aux autorités hitlériennes. Il fut envoyé à Mauthausen. Une trentaine d'autres camarades allemands purent s'évader de la prison de Castres en novembre 1942. Ils gagnèrent Toulouse, puis se constituèrent en une formation de résistance dans le sud-est, sous la direction de l'Etat-Major F.T.P. de Lyon. Frantz Dahlem est heureusement revenu vivant de Mauthausen.
    Toute la clarté a pu se faire sur ces jours difficiles dont je n'ai rappelé le souvenir que pour faire toucher du doigt la disproportion que toute opportunité prenait alors.
     Mais il y eut aussi des drames comme celui d'un camarade hongrois. Lui aussi revenait de la guerre d'Espagne, où il avait été atrocement blessé dans une jambe. Le premier rendez-vous que j'assure avec lui, courant septembre 1939, se passe très normalement. Toutefois, notre camarade insiste pour rencontrer directement Maurice Thorez. Maurice a déjà rejoint l'armée aux environs du 6 septembre. Un rendez-vous avec lui n'est plus possible. Le camarade veut alors rencontrer Jacques Duclos. Jacques est, dans ces jours-là, surchargé, assumant à la fois une activité parlementaire encore légale et une vie du Parti soumises aux règles strictes de vigilance d'une clandestinité qui commence. C'est Mourre qui a le contact direct avec Jacques. Décision est prise de ne pas faire courir le risque d'une telle rencontre à Jacques et à notre camarade hongrois. Je le revois seule, chargée de le prier de transmettre son problème par mon intermédiaire. Je lui remets de l'argent et un passeport valable pour lui permettre de quitter le pays, par une filière organisée et éprouvée. Notre camarade est mécontent. Comme il se débrouille un peu plus en allemand qu'en français, il me fait comprendre qu'il insiste à nouveau pour voir Jacques et qu'il viendra au rendez-vous de repêchage avec la camarade hongroise qui vit avec lui et parle bien le français.
    Quatre jours après, comme convenu, je vois notre Hongrois arriver au square Boucicault, devant les magasins parisiens du Bon Marché. Il est hélas repérable de loin, car il boîte affreusement. Il est seul. Et tandis que des yeux je balaye les alentours, je vois une Citroën noire, une de ces tractions avant de l'époque, longeant le trottoir de la rue de Sèvres, en bordure du square. Les flics. Plusieurs camarades de liaisons ont déjà observé ce genre de maraude : c'est la police qui fait ses tournées de reconnaissance dans les rues de Paris et de la banlieue. La voiture a poursuivi sa course, sans autre intérêt apparent. Je rattrape le camarade hongrois, l'entraîne dans le dédale des magasins du Bon Marché. Je lui demande le message à remettre pour Jacques. Il n'en a pas. Je lui dis aussi l'incident de la Citroën noire. Nous nous séparons très vite, après un nouveau rendez-vous pris.
    Le camarade hongrois n'est jamais revenu, ni au premier, ni au deuxième, ni au troisième, ni au quatrième rendez-vous de repêchage. Qui n'a pas vécu cela, ne peut savoir que c'est là une des plus dures épreuves de la vie clandestine.
    Il y eut d'autres histoires qui, heureusement, dédramatisaient la tension dans laquelle nous vivions. Telle celle de notre vieil ami, le Bulgare. Il était venu en France en 1933, lors du procès de Leipzig, faire campagne pour Dimitrov, accompagné de la sœur de celui-ci, Héléna Dimitrova. C'est alors que je l'avais rencontré pour la première fois, avec Héléna, chez Emile Dutilleul. Ses yeux bleus pétillants, ses cheveux blancs très aristocratiques et une superbe montre en or dont le sautoir barrait le gilet m'avait amusée, d'autant plus qu'Héléna faisait contraste avec ses cheveux noirs coupés courts, son chemisier strict et sa cravate à la garçonne.
    Je devais le revoir en fin d'année 1937 ou au début de 1938, lors d'une pénible opération d'épuration du Comité Central du Parti communiste polonais. A l'époque, il venait au siège du Comité Central, 44 rue Le Peletier. C'était déjà une infraction aux règles de sécurité dont le Parti français demandait l'observance aux camarades étrangers. En plus, il y venait avec un autre camarade bulgare, responsable de la main d'œuvre ouvrière immigrée de nationalité bulgare. C'était une seconde infraction, puisqu'en principe on devait cloisonner les activités de direction politique des Partis frères d'une part, et celles, d'autre part, des émigrations économiques (des groupes nationaux de la M.O.I.). Avec le recul, je me demande à quoi cela pouvait bien servir. Mais à l'époque, il ne me serait pas venu à l'idée de poser des questions à ce sujet.
    Bref, il ne me reste en mémoire qu'un nom, celui du plus jeune des deux à la tignasse noire. On l'appelait Atanassof. J'apprendrai, bien plus tard, qu'il est mort dans les combats de libération de son pays qu'il avait pu rejoindre. C'était Chatourof. De notre vieil ami, je n'ai souvenir que d'un nom à consonance comme "Blagoïev", et, de façon beaucoup moins vague, de son histoire. La voilà.
    Dès les premiers jours de guerre, je perds sa trace. Je me risque à son domicile, dont je connais l'adresse - une infraction à nos règles de sécurité. Personne. Il a déménagé sans laisser d'adresse. Des rendez-vous de repêchage, il y en a eu de fixé. Va-t-il s'en souvenir ? A toutes mes questions ne répondent qu'incertitude, inquiétude et mauvaise conscience. Quand, par un après-midi automnal, sur le boulevard Magenta, près de la vieille Bourse du Travail de Paris, vient à ma rencontre un honorable vieux monsieur à barbiche blanche, canne à la main et masque à gaz en bandoulière. Un vieux boulevardier très 1900 qui prendrait le masque à gaz au sérieux ? Nom de dieu, c'est lui. Tout sourire, il me tend la main : "Je savais bien, dit-il, que je trouverais quelqu'un de connaissance ..."
    Que lui était-il arrivé ? Mais, rien. La dame de la pension de famille où il logeait auparavant était trop bavarde. Il avait déménagé. Et comme il n'avait plus le sou, il avait mis sa montre "au clou" ... en attendant de vous voir, ma chère ! Je ne sais toujours pas aujourd'hui encore, ni son nom, ni s'il avait pu, avant de quitter la France sans encombre - ce dont j'ai été avisé - retirer sa montre du Mont de Piété.
    Mais le bouquet, en ce genre, revient aux camarades italiens, avec "Alfredo". Alfredo - c'est son nom de guerre d'Espagne - a été à plusieurs reprises logé dans le petit appartement que Dallidet et moi habitions rue des Bois, près de la pittoresque Place des Fêtes dans le quartier de Belleville. Alfredo y revient en juillet 1939. Nous l'avons présenté à notre concierge comme "l'oncle de Nice", car Alfredo manie la langue française avec toute l'aisance d'un méditerranéen. Je sais qu'Alfredo travaille avec des camarades italiens dans un petit bureau près du Carreau du Temple. Je l'ai accompagné plusieurs fois, mais n'y ai jamais mis les pieds. Dès la signature du pacte germano-soviétique, il a fallu déménager Alfredo de la rue des Bois. Pour ce qui était de son bureau, nous ne nous en sommes pas occupé. C'était l'affaire des camarades italiens. Peu après les grandes rafles du 1er septembre 1939, Di Vittorio, personnellement, vient avertir Maurice Tréand de l'arrestation d'Alfredo. Il nous apprend qu'Alfredo doit être au Dépôt avec de bons papiers d'identité chilienne. Di Vittorio demande si nous pouvons lui envoyer un avocat, en dehors des sphères italiennes, un bon avocat que les camarades italiens pourront "payer ce qu'il faut", mais aussi un avocat pas trop en renom pour ne pas attirer inutilement l'attention de la police sur la prise d'Alfredo. C'est Dallidet qui s'est chargé de trouver l'avocat.
    Je n'ai pas su qui il était, ni les détails du jugement et de l'incarcération d'Alfredo. Ce que j'en ai appris par la suite, c'est ce qu'Alfredo m'a raconté lui-même à sa sortie de prison et ce que j'ai vécu dans ces jours-là. Il avait joué le jeu du petit avocat antifasciste et traîne-misère qui s'était procuré de faux papiers pour essayer de rejoindre l'Amérique Latine où il espérait pouvoir tenter sa chance. L'effacement du personnage accréditait ses dires. Alfredo avait été condamné à six mois de prison pour faux et usage de faux. C'est tout.
    Au jour présumé de sa sortie de prison, je fus déléguée pour repêcher Alfredo à la porte de Fresnes. Je garde l'image d'un petit bonhomme s'avançant vers moi qui allait vers lui. On s'est embrassé sans exubérance, comme un couple de petites gens sans importance.
Personnellement, je me sentais comme écorchée à vif tandis que nous rejoignions la voiture du camarade qui attendait plus loin. Dans un slalom irréel, au travers de la grisaille brumeuse de la banlieue parisienne, nous sommes allés planquer Alfredo dans un très modeste pavillon du coté de Palaiseau, au sein d'une famille dont le père était "affecté spécial" chez Renault. Ce devait être fin février ou tout début mars 1940.
    Ensuite c'est Alfredo lui-même qui m'a donné une filière "diplomatique" pour organiser son départ de France. J'ai pris alors contact avec un premier secrétaire ou quelque chose d'approchant, à l'ambassade du Chili à Paris. Deux ou trois jours après, j'accompagnais personnellement Alfredo, à la nuit tombante, au domicile privé de ce diplomate, 12 ou 14 rue Wilhelm, près de l'Eglise d'Auteuil. Alfredo m'avait fait acheter une boîte de chocolats de luxe pour ce fonctionnaire. Ce qui m'avait tant surpris que je m'en souvienne encore et le raconte. J'ai vu Alfredo et son compagnon partir dans une confortable voiture.
    C'est ainsi que le secrétaire général du Parti communiste italien, deuxième secrétaire de l'internationale communiste, Palmiro Togliatti a quitté la France, gagné la Belgique. De là, il a dû parvenir en URSS vers avril 1940.
    Depuis que ces notes ont été écrites, j'ai eu l'occasion de lire des essais biographiques sur Palmiro Togliatti, certains même préfacés par lui. J'ai lu aussi l'ouvrage de Pierre Allard (Giulio Ceretti). Je ne change pas une ligne de mes notes. Elles sont ce que j'ai connu et vécu. Sans plus.
                                                                        
(1) La mise en garde contre Gitton n'avait pas été répandue, ce qui explique qu'il ait pu encore abuser certains camarades, avant ses déclarations inopinément parues dans la presse du soir. Pourtant, Gitton s'était déjà fait repérer par des camarades mobilisés en Alsace, où il l'était aussi. L'un d'eux nous a raconté :"Tout était fait pour pousser à démobiliser les esprits. Dans ma section, on disposait d'un vieux modèle de mitrailleuse St Etienne à arc et de vieux Lebel ... On nous faisait creuser des tranchées antichars dans une terre pétrolière, Peschenbraun, qui glissait continuellement ... La seule chose utile qu'on ait fait, ce fut d'aider les paysans aux vendanges, et puis de rosser Gitton ... Effectivement, dans les rues de Pourcieu près de St Dié, qui était le centre de triage des unités, on se trouve un jour nez à nez avec Gitton qui tenait des propos antisoviétiques en veux-tu en voilà. Dans ce coin d'Alsace, on prenait mal le pacte germano-soviétique et notre argumentation était plus que sommaire ... Et le Gitton y allait de son défaitisme. Alors, on lui a cassé la gueule. Il n'a plus été revu dans le secteur".
                                                 

VI        

  septembre - octobre 1939

Télégramme : "cette guerre est une guerre impérialiste avec laquelle ..."

    Le 26 septembre 1939, le gouvernement a décrété l'interdiction du Parti. Une réunion est organisée d'urgence au niveau de ce qui est présentement, à Paris, la direction du Parti. Jacques Duclos, puis Benoît Frachon arrivant tôt le matin dans le logement du rendez-vous qu'on appelle "le pigeonnier" parce qu'il est au 7ème étage d'un immeuble qui paraissait alors haut dans son quartier de la porte de Versailles. Marc Dupuy a pu rejoindre dans la matinée. Il est venu de Bordeaux. Cheminot, député du Front Populaire, membre du Comité Central, il a pensé à apporter aux citadins un plein filet de ravitaillement qui commence à manquer dans la capitale. Dallidet est là aussi. Maurice Thorez, mobilisé à Chauny dans l'Aisne, ne viendra pas. André Marty est au "Comintern" à Moscou. Gitton, à ce niveau-là, est définitivement écarté. C'est court.
    De cette réunion, je n'ai su qu'une chose : la décision de m'envoyer joindre Clément au plus vite.
    Car il faut dire ici que non seulement, dans ces jours-là, le Comité Central est éparpillé, le Bureau politique disloqué, que nous sommes pour ainsi dire en plein déménagement, mais encore que toutes les liaisons avec le Bureau de l'Internationale Communiste sont rompues. Pas de notre fait. Nous avons mis en place deux petites batteries émission-réception radio. Elles devraient fonctionner normalement. Les indicatifs ont été échangés Mais aucun message n'arrive. Avant de rallier son corps d'armée, Maurice Tréand m'a donné le moyen de "repêcher" Clément, en Belgique. Alors, exécution !
    On peut encore, à cette époque de l'année 1939, passer la frontière belge, sans accroc, à pied, aux heures matinales ou tardives du va-et-vient quotidien des frontaliers. La liaison avec Clément doit s'établir à Bruxelles, chez un vieux couple, dont le fils et la bru (ou la fille et le gendre, je ne sais plus) sont avocats. Il ne s'agit pas de notre camarade Jean Fonteyne, beaucoup trop connu depuis la guerre d'Espagne. Il s'agit de gens qui semblent être de petite bourgeoisie aisée. Ils ne sont pas communistes, mais nous accordent leur aide et prennent des risques, sans faire d'épate, parce que les positions et l'activité des communistes répondent aux problèmes qu'ils se posent en conscience.
    Si je raconte cela ici, c'est que nous en avons rencontré plus d'une fois de ces gens au courage sobre, qui ont été de sûrs compagnons de route. Nous en avons rencontré bien plus  qu'on ne le dit généralement, sans lesquels nous n'aurions pas pu traverser de difficiles passages. C'est en guise d'hommage (1).
    Clément est au rendez-vous. Il a attentivement pris connaissance des quelques papiers que j'ai pu apporter de France. Il m'a fait parler, longuement, de nos difficultés, tant en matériel qu'en comportement des hommes, de notre vie quotidienne, de notre façon de travailler, de ce qu'on dit dans la rue, des raisons qui nous empêchent de sortir l'Humanité imprimée, de ce qui se passe dans les syndicats, de ce qui nous parvient du front. De tout. Quand mon sac fut vidé, il m'a tendu un papier : Tenez, lisez, et apprenez par cœur avant de rentrer en France. Je vous verrai avant votre départ, en fin d'après-midi.
    Sur une demi-feuille de cahier d'écolier, une dizaine de lignes sont tracées à la main, en lettres d'imprimerie. Bien plus tard, Angèle Salleyrette me rappellera que c'est elle qui a décodé ledit télégramme, émis de Moscou et fort probablement du bureau de l'I.C., car Angèle en principe, ne devait être en liaison qu'avec l'I.C. et nullement avec le Parti communiste russe.
    J'étais troublée. J'ai appris le télégramme par cœur et je me souviendrai sans doute toujours des premiers mots :"Cette guerre est une guerre impérialiste, avec laquelle nous n'avons rien à faire .."
    Une guerre impérialiste, avec laquelle nous n'avons rien à faire ? Mais, les députés du Front Populaire, communistes y compris, ont voté les crédits militaires le 2 septembre ... Les hommes sont partis faire la guerre à Hitler, au fascisme ... Les communistes ont répondu présent à la mobilisation. Que notre situation et cette guerre soient compliquées, nous sommes aux premières loges pour nous en rendre compte. Mais le télégramme n'éclaire rien du tout (2).
    C'est ce qui me passe par la tête devant cette demi-feuille de cahier. L'observation "guerre avec laquelle nous n'avons rien à faire" me choque le plus. Qui, nous ? La guerre d'Espagne, par où tout a commencé, était bien une guerre des fascistes contre la liberté, et des fascistes internationaux ! J'y avais été suffisamment mêlée pour être heurtée par ce télégramme, en dépit de toute l'autorité dont, à priori et pour moi, il était investi. Et depuis quand, quel que soit le caractère d'une guerre, les peuples n'en font-ils pas seuls les frais ? Alors ?
    Bref, quand Clément revient, je sais le texte par cœur, mais je suis ulcérée. J'en suis arrivée à douter de l'authenticité du télégramme. Très gênée, je le dis à Clément. Clément est grave, ce qui accentue mon trouble. Je l'entends dire qu'il faut toujours analyser les faits, que c'est une guerre entre impérialismes, aux aspects complexes, que l'Allemagne hitlérienne est en jeu, mais aussi l'existence de l'URSS.
    Je ne suis vraiment pas prête à faire miennes les explications que je reçois. Mais il faut partir. L'urgent, pour aujourd'hui, c'est que Jacques et Benoît aient la teneur de ce télégramme. Il va certainement falloir organiser des rencontres rapidement entre Jacques, Benoît et d'autres camarades. Il va certainement falloir mettre Maurice au courant. Peut-être même prévoir une réunion avec lui 3).
    J'ai repassé la frontière, télégramme en tête. Pour rester dans le vrai, il ne faut pas raconter que cela était périlleux, mais non plus laisser croire que l'on passait les différents cordons militaires, policiers et douaniers, mains dans les poches et en sifflotant.
    Le lendemain midi, j'avais vu Jacques et Benoît. Le soir même, j'apprenais par Dallidet qu'il me fallait partir sans tarder communiquer le message à Maurice Thorez.
    C'est alors que Dallidet m'a fait connaître les dispositions qu'il avait prises pour un éventuel départ des armées de Maurice. Nous en avons discuté. Je savais que Mourre avait prévu des relais pour une semblable éventualité. Il avait même envoyé Albert Rigal à Chauny porter une lettre à Maurice sur ce sujet. Dallidet m'a conseillé de ne pas perdre de temps, de prendre le chemin préparé par ses soins et de faire l'opération avec Pelayo et sa voiture, ainsi qu'avec Jeannette la femme de Maurice. Le lendemain matin, j'ai fait le point de la route avec Pelayo (4). Nous avons recherché Jeannette toute la journée et nous ne l'avons trouvée qu'en fin d'après-midi, dans leur maison familiale d'Ivry, en train de mettre en caisse les derniers livres de la bibliothèque de Maurice. Un camarade attendait pour les emporter en province, à l'abri.
    
Notes de fin de chapitre : Marc Dupuy avait apporté un poulet, entr'autre ravitaillement. Pour fêter l'évènement, Marie-Claude et moi fûmes ce jour-là promues cuisinières.
    Hélas ! Ni l'une ni l'autre ne savait comment se comporter avec une telle bestiole. Aussi sans la brider, sans même lui attacher pattes ou ailes, nous la casons dans la seule petite cocotte dont nous disposions. Le volatile trop serré dans son récipient, ne tarda pas à prendre revanche, en écartant pattes et ailes tant et plus et se refusant à rentrer et à tenir dans la trop petite cocotte, malgré nos louables efforts, il finit par sauter sur le carreau de la cuisine. C'est à ce moment-là que Benoît choisit pour sortir de la chambre où les hommes discutaient. Le rire de Benoît n'eut alors rien de clandestin. C'est lui qui fit cuire le poulet.
                                                                        
(1) J'ai retrouvé incidemment signe de vie de mes avocats de Bruxelles. Il s'agissait de la famille Blieck- Bouffioulx. La jeune femme, Lucette, que j'avais alors rencontrée, a effectivement bien connu Clément dont elle aussi a gardé le plus riche souvenir.
(2) Il faut se rappeler que le 25 août 1939, le groupe parlementaire communiste sortait un communiqué disant : "Les communistes (seront) au premier rang pour défendre la sécurité du pays, la liberté et l'indépendance des peuples".
    Que le 26 septembre, le décret de dissolution du Parti communiste français était publié. Il était, a-t-on dit, préparé depuis le 17 septembre, c'est à dire pas même quinze jours après la déclaration de la guerre.
    Qu'en dépit de cela, le 1er octobre, les députés communistes demandaient la discussion immédiate au parlement des conditions d'une paix immédiate.
    Simple, notre situation ne l'était pas.
(3) Ce télégramme m'était vraiment resté dans la gorge. Il a fallu que j'ai l'interview écrite par Maurice Thorez pour Sam Russel du Daily Worker, aux environ du 15-16 octobre 1939, pour que je puisse un peu reclasser les choses dans ma tête. Beaucoup plus nuancé, Maurice avait noté : "nous dénonçons les buts impérialistes de la guerre qu'ils imposent au peuple français. Tous ces messieurs ont le front de recouvrir leur politique criminelle du manteau de l'antihitlérisme dans l'espoir de tromper les travailleurs ? Mais entre eux, ils n'hésitent pas à dire que le but qu'ils voudraient atteindre, c'est la destruction du pays du socialisme, l'URSS et l'anéantissement de l'immense espoir qu'il représente pour les prolétaires du monde entier ...".
(4) Toutes ces transactions se sont précipitées entre le 28 septembre et le 1er octobre 1939.

                                               

VII        
   octobre 1939

Chauny : le chauffeur du capitaine

    C'est le jour de la rentrée des classes, à l'école (1). Nous quittons Ivry, Jeannette, Pelayo et moi, vers 17 heures, dans la 15 cv Citroën noire encore en service. Il nous faut bien deux heures pour atteindre Chauny. Il fait nuit quand nous arrivons. Chauny observe scrupuleusement l'occultation. Les rideaux bleu foncé sont tirés derrière les fenêtres, dont les vitres sont bardées de papier collant, pour le cas de déflagration ... Nous avons quelque difficulté à retrouver la maison du vieux ménage où Maurice, en qualité de chauffeur du capitaine, a droit de prendre ses quartiers. Jeannette est déjà venue plusieurs fois. Notre visite n'a donc rien d'insolite. Le repas du soir vient de se terminer. La femme essuie la toile cirée de la table. Elle et son mari se retirent très vite, s'excusant même de ne pas nous tenir compagnie, mais, à leur âge, on aime à se coucher tôt. Pelayo va dehors, ranger la voiture et jeter un coup d'œil sur les environs. Nous voilà donc tous trois. Je débite le télégramme.
    Maurice est devant moi, assis près de la table, son bras gauche appuyé sur la toile cirée. Il est d'une immobilité surprenante. Le parcimonieux éclairage de la pièce semble se concentrer sur la tête de Maurice. Mon débit est tellement automatique que je ne perds pas un trait de son visage. Il me regarde, fixement, certainement sans me voir. Il est tendu, comme par une colère envahissante. A peine ai-je terminé que Maurice, de cette voix à la fois métallique et sourde qu'il prenait pour le début de ses discours, demande : qu'en pensent Jacques, Benoît ? Je m'entends répondre : grand temps de quitter l'armée, assurer ta sécurité, reprendre ton poste à la direction du Parti. Puis à nouveau, la voix de Maurice : y a-t-il moyen de partir ? Et la mienne : oui, mais je n'ai pas eu le temps de vérifier ... La voix de Maurice se fait plus tranchante, il ne veut aucune échappatoire : y a-t-il moyen de partir tout de suite ? Oui ...  Alors, reprend Maurice, il faut partir, maintenant. Et se tournant vers Jeannette puis vers moi : écoutez, personne ne savait voilà un quart d'heure, ni Jeannette, ni toi, ni même moi ce qui va se passer maintenant. C'est notre plus gros atout de réussite. Partons.
    Nous sommes partis. Maurice en pantoufles, comme s'il nous faisait un bout de conduite sur le pas de la porte. Nous avons évité les grandes agglomérations et la route nationale. Maurice, étonnamment calme, repérait aux cahots des pavés les routes où nous roulions. Nous sommes arrivés ainsi à Lille, aux environs de dix heures du soir. Je savais trouver chez Jeanne Têtard des papiers d'identité et des vêtements civils pour Maurice.
    Jeanne, réveillée assez difficilement dans son premier sommeil, s'active. Elle me dit de monter à la chambre, au premier étage, pour les vêtements. Son mari sait où les trouver. Je monte, je cogne à la porte, le mari bougonne. J'entre quand même et demande les vêtements; - J'peux pas, répond le mari qui est au lit - Quoi ? - J'peux pas, répète l'homme au fort accent lillois. Je m'énerve. L'homme têtu, dont je me suis rapprochée, de me dire : J'peux pas, j'ai pas de caleçon ...
    Grands dieux ! On a bien ri, après.
    Pour ne plus perdre de temps, Maurice s'est changé de vêtements dans la voiture, tandis que nous roulions sur Tourcoing : un pantalon en gros velours, comme en portaient encore les charpentiers, une ample gabardine et une casquette. Nous sommes vite arrivés à Tourcoing, au 24 rue du Bus, une petite maison pareille aux autres, mais reconnaissable à ses deux marches devant la porte d'entrée. C'est la maison des Delplanque, "père et mère", comme on dit dans la famille. Maurice et Jeannette y ont passé la nuit.
    Le lendemain matin, vers 6 heures et quart, ils ont été amenés tous les deux par le "père" de la rue du Bus à la Grande rue de Gand, s'acheminant vers le quartier dit de Risquons-Tout. A mi-chemin, à la hauteur du pont de Neuville, le jeune Robert, petit fils de "père" Delplanque, a pris le relais. C'est à ce moment-là que le père de Robert, Eugène Dujardin, les a croisés en se rendant au travail. Robert a fait quitter la grand'route avant d'arriver à la douane française. Ils ont pris des chemins de traverse, à l'ouest, et par les sentes appelée "Chemin vert" et "Sentier de la Douane", tous trois ont débouchés à nouveau sur la grand'route, mais cette fois entre les deux postes de douanes, dans la zone franche. De là, ils ont rattrapé, à l'est, la rue Emile Zola où habitaient au n° 19 le père et la mère de Robert, Ernest Dujardin et Zoé.
    Zoé attend les passagers. Robert raconte : "M'mère nous attendait avec un'goutte d'soupe". Maurice avait un "pantalon" de velours, un cache-nez, comme un mineur ..." Robert se souvient aussi lui avoir montré sa carte d'Europe épinglée au mur et lui avoir demandé ce qui allait se passer. Maurice, raconte Robert, lui a répondu : "eh bien, tu vois, avec les Russes, il ne va rien se passer pour l'instant. Mais avec les Allemands, on va se battre ici et on sera occupé ..."
    Après le bol de soupe chaude, Zoé a pris d'une main son pot au lait, de l'autre, le bras de Maurice : "allez, viens".
    Ils sont sortis par la porte donnant sur la cour, dans le jardinet et le pré derrière la maison, qui descend jusqu'au riez (le ruisseau). Puis, ils ont remonté la pente, toujours à travers champ, jusqu'à la rue du Théâtre. Là, ils étaient déjà de l'autre côté du poste des douanes belges. Ils ont atteint la chaussée de Risquons-Tout. Ils étaient en Belgique. Quelque quatre cents mètres plus loin, c'était Mouscron et la maison d'Achille (Achille Van de Voorde), notre camarade belge. Zoé a livré son "colis" et fait demi-tour. Une heure après, c'était au tour de Jeannette. Personne n'avait remarqué les allées et venues de Zoé plus que d'habitude. De tradition, elle allait chaque matin chercher le lait "sur Belgique". Un voisin qui l'a aperçue, comme d'habitude, lui a même fait la remarque qu'elle était bien matinale ce matin, avec son frère et son pot au lait ... C'est tout.
    Pelayo et moi sommes rentrés à Paris, sans encombre, si ce n'est une crise de paludisme de Pelayo et une panne d'essence avant d'entrer dans Longueau. Toutefois, nous repartions le soir même pour le nord, avec le fils de Maurice et de Jeannette, le petit Jean, un enfant de trois ans alors. C'est à Angèle Salleyrette, la camarade "radio" à qui Jeanne Leroy avait remis le petit Jean, qui l'achemina de la frontière à Bruxelles. C'est dire que trente heures après notre visite au chauffeur du capitaine de Chauny, toute trace de Maurice Thorez avait disparu, y compris l'uniforme.
    Ce n'est que le 4 octobre 1939 que la presse a commencé à parler de la "désertion" du secrétaire général du Parti communiste français. Pourquoi ce retard de deux jours ? Le vieux ménage de Chauny n'a-t-il rien dit ? Le capitaine n'a-t-il rien signalé ? A-t-il voulu éviter des complications pour une absence qu'il espérait de courte durée ? Le capitaine savait qui était Maurice Thorez. A-t-il voulu le couvrir ? Personnellement, je l'ai alors pensé. Nous sortions de l'époque extraordinaire du Front Populaire. Le Parti avait pris grande allure. C'est lui qui avait lancé l'idée de front national, de front français pour tenter d'enrayer la guerre. C'est lui qui dénonçait à la Chambre des Députés les sabotages de notre industrie aéronautique et des démarches de paix auprès de nos alliés russes. Pourquoi tout cela n'aurait-il pas posé de sérieux problèmes dans les cadres patriotiques de l'armée française ?
    Nous n'avons pas épilogué là-dessus, à l'époque. Pour nous, pour moi en tous cas, l'objectif avait été atteint du moment où le secrétaire général du Parti était à l'abri et en mesure de reprendre son poste. Pourquoi avons-nous jugé nécessaire le mettre en sécurité en Belgique et non en France ? Tout bonnement parce que les planques en Belgique avaient été soigneusement préparées bien avant guerre. Et puis aussi parce que nos moyens en France étaient limités. Nos liaisons radio internationales, par exemple, étaient plus systématiques. Maurice Thorez mis en sécurité à Bruges, nous avons assuré chaque semaine, parfois deux fois la semaine, une liaison entre Maurice et Paris.
    J'ai appris, à l'occasion de ces allers-retours que je devais assurer personnellement, que Maurice devait "aller plus loin". Je l'ai su par des impatiences de Maurice lui-même qui supportait mal les lenteurs administratives pour la délivrance des visas. J'ai su qu'il devait partir à Moscou par la ligne aérienne belge de la Sabena. Mais je n'ai jamais entendu dire à l'époque, qu'il s'agissait d'une décision de l'I.C. applicable à tous les secrétaires généraux des pays d'Europe.
    Je voudrais ici faire quelques autres remarques à propos de ce départ des armées de Maurice, qui fut quand même un beau pied de nez aux polices de France et de Navarre. La première de ces remarques est pour dire - à ceux qui se serviront de ces notes - que mon récit est rigoureusement vrai, sans fioritures aucune. Je le dis parce que j'ai entendu et lu bien des versions de cette histoire, qui m'ont fait sourire et apprécier différemment leurs auteurs. Mais je me suis tu, parce que se taire a été une loi très observée dans notre génération et dans les rangs du Parti où nous étions. J'ai donc très naturellement gardé par devers moi ce souvenir qui ne me semblait pas d'un intérêt décisif pour le cours de l'histoire. Je n'en ai pas pour autant laissé échapper l'acuité.
    Maurice Thorez, dans "Fils du Peuple" (édition 1960), officialise la date du 4 octobre 1939 1) pour son départ des armées. J'en ignore les raisons. Voulait-il éviter des difficultés au capitaine et au commandant de la place ? En tous cas, j'ai pu, voilà quelques mois, confronter mon souvenir avec celui de quelques uns, vivant encore, qui ont jalonné les étapes de cette opération. Nous sommes même retournés sur les lieux. Les témoignages, les recoupes, les rues, les maisons, le paysage tout entier, malgré ses modernisations, confirment la réalité et l'exactitude de ce récit. Nous avons même dressé sur carte l'itinéraire alors suivi, dont on trouvera ici un relevé sommaire.
    La seconde remarque c'est que si les choses se sont apparemment déroulées fort simplement, elles ont été en réalité le résultat de travail sérieux et de concours indispensables d'hommes et de femmes formés à la dure école du Parti et des luttes ouvrières. Je tiens à le dire, parce que cela a été un élément extraordinaire de confiance. Par exemple, dans cette opération "Maurice", il a fallu le sens politique et la capacité de réalisation d'un Arthur Dallidet. Avant même la mobilisation générale, il avait prévu et mis en place les moyens de faire passer le secrétaire général du Parti dans la vie clandestine. Il a fallu le dévouement indéfectible de camarade comme Jeanne Têtard qui assura par la suite bien des liaisons dangereuses. Il a fallu la droiture et l'autorité d'un Alexandre Delplanque, le "père". Il était trieur de laines, ouvrier très qualifié. Dès sa prime jeunesse, il avait lutté pour le syndicat et dans le syndicat. Il en imposait à ses camarades comme à ses ennemis. Un seul obstacle lui avait été infranchissable. Il ne savait pas lire. Il en avait honte et le cachait, sous des prétextes puérils - tiens, j'ai oublié mes lunettes - ou des coquetteries juvéniles - il se faisait photographier précisément en train de lire son journal. En vérité, chaque jour, à tour de rôle, l'un de ses enfants lisait à haute voix le journal du père, l'Humanité, à laquelle il était abonné.
    Il a fallu, des deux côtés de la frontière, des types remarquables, de vrais personnages, comme Achille Van de Voorde de Mouscron, ou Benoni Volkard de Rekem, comme le "vieux" c'est à dire le père Colette et sa fille Jeannette Leroy, Ernest Dujardin et sa femme Zoé, Georges Delcroix et Marie Delplanque, Félix Liotard, et tant d'autres. Ils connaissaient douaniers et "fraudeux", ils les fréquentaient et s'en faisaient respecter, précisément parce que connus comme communistes, donc comme courageux.
    Il a même fallu le silence des voisins qui ont bien remarqué certaines allées et venues, mais n'ont rien dénoncé. Pourtant, nous étions à l'heure de la délation facile.
    Une troisième remarque. Le départ de Maurice quittant l'armée a-t-il provoqué d'autres départs ? Je n'ai eu connaissance à l'époque que d'un seul cas. Celui d'un dirigeant de la jeunesse communiste, dont j'ai oublié le nom. Il est à penser que si cela avait dû faire école, la direction du Parti l'aurait su et aurait fait connaître sa position. Cela n'a pas été nécessaire, à ma connaissance. L'interview donnée par Maurice Thorez à Sam Russel et publiée dans le Daily Worker du 20 octobre 1939, aborde le problème. Maurice répond : "l'esprit de désertion n'était pas dans nos rangs".
    Une dernière remarque, très subjective celle-là. Il s'agit de l'attitude de Maurice Thorez le soir de Chauny, quand je lui débitais le fameux télégramme. Je connaissais Maurice comme quelqu'un de très fraternel, très communicatif, très vivant et soucieux  de la peine des autres, de l'effort des compagnons de route. Le soir de Chauny, j'ai ressenti un malaise devant les brusqueries de Maurice. Sans doute devais-je mal mesurer la gravité et la précarité du moment. Pourtant, par la suite, j'ai eu l'occasion, à certaines de ses impatiences, de comprendre combien il avait dû lui en coûter de devoir quitter le pays à cette époque.
                                                                        
(1) Maurice est-il parti le 1er ou le 4 octobre 1939 des armées ? Je  suis incapable de trancher la question. Je ne prenais pas de notes écrites à l'époque et mon souvenir se colle aux cris des gosses à la récréation dans l'école en face de là où j'habitais (rue Olivier de Serres). Tout au début de la rentrée scolaire qui était alors partout en France le 1er octobre. Il se peut donc que ce soit le lundi 21939.
    Si la date du 4 octobre a été retenue dans la presse, cela pourrait provenir du capitaine qui n'a pas jugé utile de déclarer immédiatement l'absence de Maurice Thorez.

                                              

VIII        
    octobre 1939

René Maurier : Mourre

    Pourquoi son nom vient-il ici ? Peut-être en relation avec le départ de Maurice des armées. Je l'ai dit au début de ce récit. Je savais que Mourre avait préparé un chemin qui devait permettre à Maurice de quitter Paris pour être mis à l'abri en Belgique en cas de besoin. Je savais qu'il avait envoyé Albert Rigal, député de Paris, transmettre une lettre à Maurice déjà affecté à Chauny. J'ai supposé que c'était pour remettre au point l'éventualité d'un départ de Maurice mais lorsqu'il a fallu passer à l'action, j'étais dans l'impossibilité de joindre Mourre. Dallidet ignorait tout des dispositions de Mourre, mais il avait prévu un plan parallèle. Celui que j'ai appliqué. Au soir de Chauny, Maurice n'a pas soufflé mot de Mourre. L'essentiel reste que le passage de Maurice ait réussi. Mais j'en ai toujours eu quelque tristesse à cause du travail inutilisé de Mourre.
    D'autant que Mourre était un camarade qui ne faisait jamais parlé de lui. Depuis plusieurs années, avant même le congrès d'Arles, il était secrétaire administratif du Comité central. Un poste qui requiert de grosses qualités tant politiques que, j'oserais dire, diplomatiques. Je l'ai apprécié personnellement quand j'ai été appelée à venir travailler auprès de Maurice Tréand en 1937. Nos chemins se croisaient parfois dans le travail d'aide à l'Espagne, puis dans la recherche de planques pour les hommes et le "trésor de guerre".
    A la déclaration de guerre, il n'était pas mobilisable. Il habitait, sous son vrai nom, René Maurier, rue de Lourmel, dans le XVème arrondissement de Paris. Nous avions des points de chute communs pour régler les liaisons entre dirigeants du Parti. Nous étions alors très contents de pouvoir discuter de ce que glanions dans nos pérégrinations. Les questions soulevées par le traité germano-soviétique n'étaient pas aussi claires que l'on peut le penser aujourd'hui. Nous étions beaucoup plus enclins alors de répondre par réflexe de classe et d'attachement au premier pays du socialisme : si les Russes font cela, ils ont raison. Mais de là à l'expliquer ! D'ailleurs, on était loin de tout savoir sur ce traité et sa suite. La formidable pression antisoviétique et anticommuniste nous coinçait. Partout on criait à la trahison de l'URSS. On ne savait pas toujours y répondre. On était privé de moyens de le faire. Elle n'avait rien de simple, notre situation. Et c'était là que se révélait l'un des traits de Mourre, de sa fidélité et de sa patience inaltérable : il poussait à la discussion, lui que je n'avais jamais ou si peu entendu participer à un débat. Et nous avons eu tendance, parfois, à nous arrêter un peu trop longuement dans un petit bistrot près de la statue d'Emile Zola, trop près de son domicile toujours légal.
    Dès le 5 octobre, plusieurs députés communistes sont arrêtés. Maître Willard est leur avocat. Mourre assure la liaison avec lui et la direction du Parti. Or, un jour d'octobre, sortant de chez Willard, Mourre se fait appréhender par la police qui le détient vingt- quatre heures. Mourre en fait informer la direction du Parti, sans reprendre lui-même directement le contact. Ce qu'il était en mesure de faire. La direction a jugé bon, effectivement, de rompre avec lui momentanément. C'était draconien. L'époque l'exigeait.
    C'est Pierre Villon qui fut chargé de renouer et de lui confier, de la part de la direction du Parti, un nouveau travail. Pierre raconte ainsi la douloureuse histoire de Mourre.
    "Mourre devait se rendre, avec un dirigeant étranger, et par des voies illégales, en Suisse. En même temps que mettre là-bas le camarade à l'abri, Mourre devait y créer une antenne sûre pour le Parti français ... Il me reste un goût amer à la pensée que les lenteurs des liaisons à l'époque, et à plusieurs reprises, ont fait que les précisions et les moyens demandés par Mourre ne lui sont pas parvenus à temps. Mourre ayant repassé la frontière s'est fait arrêter une seconde fois. Condamné le 15 mai 1941, il n'a été sorti de prison que pour être fusillé en otage. Le 11 avril 1942".
    Jamais rien de ce que Mourre avait implanté n'est tombé.   
                                                                                

IX        

   fin octobre 1939

Dans le Jura : le cuistot du régiment

    Octobre tire à la fin. Décision est prise d'aller rechercher "le gros", c'est à dire Maurice Tréand, plus connu d'ailleurs sous son surnom qui en devient un second patronyme. On l'appelle Legros. On a besoin de lui en Belgique, plaque tournante pour les liaisons internationales. Et comme on envisage aussi, à ce moment-là, l'édition en Belgique de l'Humanité sur papier bible, en quatre pages et à caractère réduits, c'est à Tréand qu'on confiera le soin de mettre toute l'affaire sur pied, y compris l'acheminement vers le Parti.
    Originaire de Valdahon, Legros est mobilisé dans les environs de Montbéliard. Théoriquement, la région est décrétée "zone rouge". Mais je retrouverai très vite Tréand, avec l'aide d'un ménage d'instituteurs, natifs du coin et amis du gros Maurice.
    Maurice Tréand, je travaille avec lui depuis le 1er septembre 1937. Il n'a, à cette époque, pas encore la quarantaine. Il mesure au moins un mètre quatre vingts et pèse plus de cent kilos. Sa voix semble trop légère pour le volume d'air qu'il déplace. Il est à la fois humain et adjudant. Il virevolte et fait virevolter étonnamment d'une activité à l'autre, et les siennes sont multiples. Il a une grosse capacité de lecture. Il me dit qu'il a lu "l'Histoire du P.C. (b) de l'URSS" dans la nuit, comme un roman, et m'incite à en faire autant ! En vérité, il a une mémoire prodigieuse, un classement très personnel et un nombre effarant de bouts de papier griffonnés qu'il sort, à propos, de toutes ses poches. C'est un personnage.
    Et c'est un homme de confiance du Parti. Il est membre du Comité Central depuis le congrès d'Arles. La responsabilité dont il a été chargé, c'est le développement des cadres. Legros a organisé son travail en deux sections. La première est celle de la recherche et de la montée des cadres. La seconde concerne la vigilance à l'intérieur du Parti. La première a été confiée à Arthur Dallidet, la seconde à Edmond Vogelein surnommé "Armand". Les "cadres" - comme on dit - travaillent en relation avec la section "éducation-écoles" et aussi avec la "commission centrale de contrôle politique" dont Janin, membre du Comité central et maire de Villeneuve Saint-Georges, est secrétaire. Cela représente un gros morceau. Ce n'est pas le seul, pour Legros.
    Il est aussi chargé d'une certaine coordination de l'aide à l'Espagne républicaine. Dans les conditions de la non-intervention décrétée par Léon Blum, ce n'est pas une mince affaire. Il faut acheminer les hommes par Paris, venant de partout pour s'engager dans les Brigades internationales. Il faut approvisionner en armements et en munitions la jeune armée républicaine espagnole inexpérimentée. Legros partage avec Pierre Allard et Emile Dutilleul la responsabilité de ce travail qui se fait à la fois clandestinement et en grand.
    Puis encore, Legros sera chargé par le Secrétariat général, dès le début de l'année 1938, de parer à l'éventualité d'une mise hors la loi du Parti.
    C'était beaucoup pour un seul homme, mais c'était ainsi. Cela imprimera à cette section des cadres un caractère quelque peu autonome contre lequel Maurice Thorez, à la Libération, devra intervenir. "Pas d'Etat dans l'Etat" a été sa formule.
    C'est donc par un matin d'automne, brumeux à souhait mais d'un froid enveloppant, que je dégotte - c'est le mot qui convient - l'imposant Legros, à son cantonnement, très à l'aise dans ses nouvelles fonctions de ... cuistot du régiment. Quand il m'aperçoit, il repousse son calot en arrière, geste familier avec tout ce qui lui servait de couvre-chef et avait toujours l'air de l'empêcher de penser. En riant, il s'écrie : "ça y est ! Les emmerdements vont recommencer ... pour une fois où j'avais la bonne planque !" Il me prie de l'attendre hors du cantonnement et me rejoint peu après avec une permission dûment signée. Il m'a emmenée jusqu'à Belfort, m'a plantée dans une de ces brasseries à l'allemande, immense et vide.
    Il devait être dix heures du matin. "Attends-moi là, je vais me faire réformer". Ce n'était pas une boutade. J'ai attendu longtemps, une heure, deux heures peut-être, la caissière m'observant d'un air narquois et réprobateur. Legros est revenu, tous papiers de réforme en règle sur lui. Dire que j'ai été étonnée ? Non. C'était dans sa manière de faire. Il aimait assez "en mettre plein la vue" à son équipe. Il y réussissait d'ailleurs et ce n'était pas déplaisant. En réalité, il était déjà très atteint par la maladie, cardiaque et diabétique.
    Legros m'a fixé rendez-vous à Paris, chez nos vieux camarades Blanche et Aimé Voisenet, ceux-là même qui ont hébergé Benoît Frachon et surtout Jacques et Gilberte Duclos, jusqu'à la fin de la guerre, sans aucun accroc.
    Je suis partie par le train de nuit. Legros m'avait vaguement parlé d'une possibilité qu'il avait de regagné Paris en voiture. Le fait est qu'il était le premier au rendez-vous, tout content de lui.
    Peu après, il passait la frontière belge. Il s'installait à Bruges, auprès de Maurice Thorez. Il assurera la sécurité des camarades dirigeants qui sont ou passent en Belgique. Il y installera une liaison radio entre le Parti français et l'I.C., liaison absolument coupée et ignorée de toute autre installation du genre existant là-bas. Deux jeunes femmes l'aideront, Angèle Salleyrette et Louise Chef. Il pourra nous procurer des papiers d'identité. Il réussira à faire imprimer une Humanité, comme envisagé. Mais l'acheminement de celle-ci en France ne dépassera pas quelque centaines d'exemplaires, diffusées dans le nord du pays. Nous en attendions un convoi important. Pelayo - alors "Frantz" - l'avait organisé par péniche. Là, le batelier qui n'a rencontré personne au rendez-vous prévu a été pris de panique et a brûlé le tout. C'est ce que j'ai su directement de Pelayo. Ce que je peux affirmer, personnellement, c'est que nous n'avons jamais vu à Paris - avant l'invasion allemande - cette Humanité tant attendue, mis à part quelques exemplaires venus du nord, par le canal de camarades qui travaillaient avec Marthe Desrumeaux.

                                                            

X        

   novembre 1939

Frachon : le voyage interrompu

    Une rencontre au niveau de la direction du Parti est prévue pour les premiers jours de novembre 1939. Dire que cela devait correspondre à la tenue d'un Comité central ne correspond pas à nos réalités du moment. Mobilisation militaire des hommes, mise hors la loi du Parti, répression anticommuniste, députés communistes emprisonnés (1), c'est tout un démantèlement du fonctionnement légal du Parti qui s'est opéré. Pour l'instant, et pour atteindre l'objectif essentiel qui est de maintenir la présence du Parti dans tout le pays, nous en sommes à sortir et à diffuser l'Humanité ronéotée, à faire fonctionner nos premières chaînes de liaisons, à mettre en place une première équipe de militants en tant que dirigeants "inter-régionaux". Ce sont des camarades à l'expérience déjà riche, tels Marc Dupuy, Georges Marrane, Henri Janin, Charles Tillon, Victor Michaut, Joannès. Telles sont les premières communications rétablies pour que passe la vie du Parti. La réunion d'un Comité central traditionnel n'est donc plus envisageable. Elle va être organisée en Belgique, où se trouvent alors Maurice, Clément, Pierre Allard, Arthur Ramette, Emile Dutilleul et Maurice Tréand.
    C'est la seule réunion du genre dont j'ai eu connaissance à l'époque.
    Les dispositions sont prises. Jacques passera le premier en Belgique. Gilberte, sa femme l'accompagnera. Que de précautions pour ce passage ! Jacques est difficilement camouflable. Sa silhouette est connue, bien plus que celle de Frachon. Jacques n'est pas ce qu'on appelle sportif et il y a une assez longue marche à couvrir. C'est peut-être le voyage pour lequel nous avions pensé aux plus nombreuses difficultés. Ce fut l'un de ceux qui se firent le plus simplement.
    Trois ou quatre jours après, vient le tour de Frachon. Notre calendrier de passage est à la fois strict et aléatoire, car il nous faut aussi tenir compte du tour de rôle des douaniers, tant belges que français.
    Le jour dit nous faisons l'opération avec Louis Montel, de Paris à Lille, car Alphonse Pelayo, notre homme en tous genres de transports, est resté en Belgique pour travailler avec Tréand. Louis Montel est ferrailleur à l'Hay les Roses, il possède un garage et une pompe à essence. Il a fait partie d'une équipe de travail pour la solidarité avec l'Espagne républicaine. Il a agrandi son commerce de voitures à la casse et s'est fait une clientèle dans toute la région du Nord. De plus, Montel conduit avec une parfaite maîtrise. C'est rassurant pour toutes éventualités. Personnellement, je pense qu'avec Frachon il n'y aura pas de pépin, car j'ai pu constater qu'il a un sens inné de la vie clandestine.
    Nous partons donc au petit matin d'un jour brumeux et verglacé et nous arrivons effectivement à Lille sans anicroche aucune, pas même une vérification de papiers. Il n'est pas encore huit heures que nous nous présentons, Frachon et moi, au logement du quai Vauban où habitent deux jeunes camarades qu'on appelle "les institutrices" (2).
    Nous y retrouvons Martha Desrumeaux et "le vieux". Le passage est organisé, Marthe a fait le point. Mais pour le retour, un problème se pose. La presse du matin et la radio ont confirmé que ce soir même, à partir de 22 heures, toute la zone frontalière sera interdite à la circulation civile. Les départements du Nord et du Pas de Calais seront bouclés sur une longueur de quelque deux cents kilomètres, de la mer aux Ardennes, et sur une profondeur d'une soixantaine de kilomètres en direction d'Arras.
    Cela signifie que l'on va se heurter à tout un dispositif renforcé de barrages non seulement douaniers et militaires comme à l'accoutumée, mais aussi policiers de tous poils, chiens y compris. Il faut compter avec un certain zèle pour la mise en place.
    C'est le camarade Colette, celui qu'on appelle "le vieux" qui a attiré l'attention sur les écueils encore imprévisibles. Il habite Tourcoing, au quartier du Risquons-Tout, entre les deux postes douaniers. Il connaît les passages mieux que ses poches. Il pratique les douaniers à longueur de temps. C'est d'eux qu'il tient quelques détails de l'opération de cette nuit. Il est réticent.
    Frachon nous a tous écoutés. Il a glissé une ou deux questions précises. Maintenant, il se tait mains derrière le dos, il arpente la pièce. Il fume sa pipe et il arpente. C'est sa manière à lui de mettre ses idées en ordre. J'ai pu mesurer, au cours des jours précédents, combien lui comme Jacques attendaient avec certaine impatience l'échange de vues qui devrait se produire dans à peine quelques heures. Mais l'expérience de ces deux premiers mois de clandestinité m'a aussi fait vérifier que Benoît n'entreprend jamais rien à l'emporte-pièce. Benoît a 47 ans. Depuis plus de trente ans, il bataille dans le mouvement ouvrier. C'est un aguerri. Et un tenace. Comme dit Maurice Thorez de lui :"quand il s'accroche à quelque chose, on peut lui faire confiance, il sait où il va ! Voyez pour l'unité syndicale ".
     Or, ce Frachon là se tait, il arpente, il est massif. Quand il s'arrête, c'est pour dire sourdement : non ... je ne peux pas, je ne dois pas risquer de ne pas pouvoir rentrer en France ... Ma place est ici.
    Il va poursuivre, avec cette lenteur paysanne qu'il lui arrive souvent d'avoir et par de petites phrases qu'on attrape facilement, quelques idées comme : impossible ... Je me sens en face d'une classe ouvrière qui s'est battue, bien battue, qui a fait juin 1936 ... On va avoir tant d'exigences à son égard ... On va devoir tant lui demander, tant lui faire prendre de risque ... Parce qu'il ne faut pas qu'elle se laisse piétiner ... Il faut qu'elle soit prête à aller plus loin ... Je ne peux pas partir maintenant sans être sûr de pouvoir revenir demain.
    Se tournant vers moi, il a dit sans plus : vas-y et dis leur cela aux camarades, ils comprendront.
    Parvenue à Bruges, je me suis efforcée de transmettre au mieux la pensée de Frachon. Dans la pièce au premier étage de la maison de Bruges où travaillait Maurice Thorez, il y avait bien sûr Maurice, Jacques et Clément. Aucun autre des camarades que je savais être en Belgique n'était présent ce jour-là, pas même Tréand qui habitait le rez-de-chaussée. Et moi, j'avais l'impression de ne jamais devoir sortir du tunnel où je courrais depuis Lille. Les visages étaient fermés, jusqu'au moment où Clément, l'avare en paroles, s'est exclamé : ça c'est un chef !
    Quand le moment est venu pour moi de repartir, Maurice m'a remis plusieurs feuillets écrits pour Frachon, ajoutant simplement de vive voix : "Benoît voit juste. Nous avons décidé de lui confier la responsabilité de secrétaire du Parti en France ... qu'il veille au grain, et à lui (3).
    Maurice était très ému, presque douloureux. Jacques et Clément, silencieux.
    J'ai retrouvé Frachon dans l'appartement tout enfumé par sa pipe. Il a lu le message et l'a aussitôt brûlé dans le cendrier. Et il a dit :"Jacques reste là-bas, c'est bien, c'est nécessaire.
    Nous avons repris la route de Paris, devançant l'heure du bouclage de la région. Ce soir-là, Frachon n'a plus parlé.


Quelques notes complémentaires :

    Transcription de réflexions de Benoît Frachon, le 18.2.1975, à propos de sa décision de Lille.
    
Je pense intéressant de donner ici la transcription de réflexions faites par Benoît  Frachon en février 1975. Je venais de lui lire les notes précédentes que je venais de mettre sur le papier.
    Au sujet de la décision de Lille, Benoît a confirmé : "Impossible de partir quand on est face à une classe ouvrière qui s'est battue, qui a fait juin 1936, qui a engrangé sa moisson et a qui on allait devoir demander tant de choses ...
    "Ça ne me plaisait pas ce que j'apprenais de Belgique. Maurice, oui, Jacques, oui ... il fallait les mettre hors des pattes de notre bourgeoisie ... Mais les autres ? ... Monmousseau aussi aurait bien voulu y partir ... Ramette, je ne pouvais pas admettre qu'il ait passé la frontière ... Je crois que si l'on m'avait expressément, à moi aussi, demandé de partir, j'aurais refusé.
    "Mais ce vide autour de moi, ce poids ... Pourtant c'était bien en France qu'il fallait être ... Comme ça m'a semblé lourd ... ça c'est ouvert quand tu es revenue avec l'opinion des trois à Bruges ... Je me sentais moins isolé ... Mais le poids était toujours là ... Et quand est venu le tour de mes premiers compagnons de route de tomber, je pense à Dallidet, à Politzer, alors ce vide ...
Mais il fallait faire, faire ... et pas n'importe quoi ... et avec le peu mais avec tout ce qu'on pouvait mettre en valeur dans un secteur ou dans l'autre, où il fallait notre présence, où il fallait agir, agir ... Tillon ? Oui, il nous a emmerdé, mais quand il a fait et bien fait les choses convenues ... Rappelle-toi l'entrevue de la rue du Poteau, ça a duré toute la journée à tout mettre sur la table, à tout discuter ... Et puis, une fois les choses convenues, Tillon a fait ce que l'on avait prévu de faire. Pour moi, ça restera toujours l'essentiel.".
    Ce sont là les termes  de Frachon, trente-cinq ans après la décision qu'il dut prendre seul, un jour de novembre 1939 à Lille. Benoît Frachon est resté en France certes pour maintenir les liaisons avec les usines - comme l'ont écrit plusieurs auteurs de narrations de cette époque - Mais Benoît Frachon était un homme à regarder loin en avant, toujours. Et son souci principal aux premiers jours de la drôle de guerre, j'en témoigne, ce fut assurer la présence du Parti dans toute la classe ouvrière dispersée et désorientée.
    Dès nos premières heures illégales, Frachon s'efforça de nous faire saisir que le combat serait long, dur, qu'il serait de dimension internationale, et qu'il faudrait y mener la classe ouvrière le plus loin possible. Son ambition était que la classe ouvrière sorte de cette infernale calamité en ayant gagné des positions plus solides, plus larges que celles auxquelles elle avait accédé en 1936. La suite de l'histoire nous apprendra comment, patiemment, il remit sur pieds le Bureau confédéral de la CGT "pour l'action", combien minutieusement il prépara les ouvriers à tenir tout leur rôle dans la bataille pour l'indépendance nationale, comment il dota cette classe ouvrière au sortir de la guerre, d'une CGT consolidée avec, à sa direction, deux secrétaires généraux, Léon Jouhaux et Benoît Frachon, comment il engagea la bataille de la production contre la main-mise américaine, son plan Marshall et ses accords Blum-Byrnes. C'était tout cela que Frachon entendait lorsqu'il nous parlait "d'endosser ses responsabilités".


    De l'entrevue avec Marcel Willard :

    "Rien n'était simple ... Il y avait de quoi se sentir émietté, et ce jour-là, il était assez émietté notre bon Willard ... Il fallait lui faire retrouver sa sagesse ..."

                                                                        
(1) C'était Mourre qui assurait la liaison avec nos camarades députés emprisonnés, par l'intermédiaire de leur défenseur, Me Marcel Willard. Quand Mourre est appréhendé par la police, le contact est rompu. C'était là un de ces craquages auxquels il fallait s'attendre mais qu'on ne prévoyait pas. Renouer les fils demandait toujours un certain temps. Or, Willard, à l'époque, avait bien du tracas avec nos députés qui n'avaient pas tous la même façon d'envisager leur affaire.
    La chance pour une fois refit les choses plus vite que nous l'espérions, par Georges Gosnat, le jeune officier en permission à Paris. Nous avons le contact avec lui, il connaît bien Willard, son uniforme et son grade lui confèrent encore certaines facilités. Un rendez-vous direct entre Willard et Frachon peut être organisé très rapidement. L'émotion de Willard, quand il eut Frachon devant lui n'eut d'égale que son soulagement quand l'entretien fut terminé. Le procès des députés communistes devait devenir une courageuse accusation du gouvernement de trahison nationale.
(2) Il s'agit de Paule Nordman, devenue inspecteur d'académie. Son mari, le professeur Nordman entré dans la Résistance aux premières heures, devait être arrêté le 25 avril 1944, déporté à Mauthausen et à Bergen-Belsen où il devait mourir alors que la libération de la France était déjà chose faite. La seconde est Marie-Elisa Cohen.
(3) Les mots, comme toujours avec Maurice Thorez, étaient simples, fraternels, confiants, de cette densité que l'on retrouve dans l'appréciation qu'il écrira plus tard sur Benoît Frachon : "Benoît parvient à éviter l'arrestation. Pendant cinq années, il va être un des meilleurs dirigeants de l'action clandestine". (Fils du Peuple, édition 1960, page 185).

                                              

XI        

novembre-décembre 1939

La vie courante  ou la guerre à l'arrière

    Novembre-décembre 1939 garderont l'empreinte d'un hiver précoce et rigoureux qui s'est incrusté dans les logements. Dans les H.B.M. (Habitations à Bon Marché, d'avant guerre) où pour la plupart nous habitons, à cause de l'anonymat des locataires et des multiples sorties, tout chauffage est coupé. Heureux ceux qui ont un vieux logement à cheminée où ils peuvent faire un semblant de feu avec quelques boulettes de vieux journaux, mouillés pour assurer une lente combustion ! Certains autres se sont fabriqués une sorte de poêle en tôle où brûle le bois, si tant est qu'on en trouve. A vrai dire, on ne ressent une impression de chaleur que dans le métro. Mais la police y pratique déjà ses opérations "coups de peigne" qui, barrant les couloirs dans toute leur largeur, ratissent les usagers. Mieux vaut, pour nous, éviter le métro. Le ravitaillement devient difficile. Le marché noir s'installe. La ville est obscure et nos déplacements dans l'ombre, pointillée par quelques lampes électriques de poche, s'entourent d'insécurité. Les queues s'allongent sur les trottoirs des magasins. On y entend dire que la guerre sera finie pour la Noël et que, ma foi, on ne s'en tirera pas trop mal puisqu'on ne fait pas vraiment la guerre.
    Les lettres qui viennent du front parlent de pagaïe. Qui a une arme n'a pas de munitions, etc. Elles parlent aussi d'immobilité. Rien à signaler tant dans les lignes allemandes que françaises, face à face. Les seules sorties opérées sont celles que les soldats organisent eux-mêmes pour le ravitaillement, car ils ne sont pas hommes à se laisser crever de faim. Les usines de la Ruhr travaillent à plein. Pas un avion, ni anglais, ni français, ne les survole. Pourtant, ce serait le moment d'intervenir puisque le gros des divisions blindées et de l'aviation hitlériennes est en Pologne. Quelle drôle de guerre, dit-on couramment.
    Nous essayons de consolider et d'étendre nos contacts avec ceux du front. Frachon a une entrevue avec Danielle Casanova, secrétaire générale des Jeunes Filles de France. C'est elle qu'il charge d'organiser la diffusion de l'Humanité et de tous nos tracts aux armées.
    Nous n'avions pas eu, en 1939, la flambée de nationalisme déclenchée par "l'union sacrée" de 1914. La pratique des marraines de guerre comme en 1914-1918. Les marraines de guerre n'étaient pas des foules, mais nous avions une vieille camarade, concierge à Paris dans le quartier Picpus, qui était maître dans l'art du remplissage des chaussettes, elle fit école par des  ... fait de nos tracts ronéotés.
    Il y avait aussi des idées plus "industrielles" comme les boites à conserves avec double-fond que Dallidet réussit à faire fabriquer par un petit artisan du quartier de la Roquette, de façon assez suivie sinon à grande échelle.
    Et puis, il y avait les initiatives personnelles, celles dont on ne peut jamais faire le compte. Telle l'histoire de deux copains, ensemble mobilisés sur la frontière allemande, côté Forêt Noire. A leur départ de Paris, ils avaient mis dans la musette une planche et de la pâte à polycopier. Sait-on jamais ... Le fait est que quelque temps après leur affectation, une petite Humanité, malhabile, mais Humanité tout de même, circulait dans les rangs. Nos deux copains sont repérés, bien qu'aucune preuve de fabrication n'ait été trouvée.
    Par mesure disciplinaire, ils sont mutés. Or, au poste dont ils sont retirés, ils étaient quatre hommes. Les deux qui restent ont forcément vu le manège des deux partants. Ils ne sont pas communistes mais ils pensent que s'il n'y a plus de distribution de tracts, ce sera l'accusation des deux copains. La planche a été ressortie de sa cachette, des petits tracts sont ressortis dans les rangs, avec même, comme en-tête : "Humanité".
    Des gouttes d'eau dans l'océan, Certes. Mais s'il avait alors fallu mesurer les efforts aux résultats immédiats ... jamais Florimond Bonte n'aurait fait sa courageuse intervention dans la journée du 30 novembre 1939, devant une Chambre de députés serviles et aboyants.   
                                            

XII        
   décembre 1939


Trésor de guerre : la petite Marie et le père Sellon 
  
Oui, le Parti avait un trésor de guerre. Le constituer et le répartir avaient fait partie des préoccupations et des dispositions de la direction du Parti, avant même 1938, à ma connaissance. Mais ce trésor, comme de tous temps les ressources du Parti, n'avait rien ni de mystérieux ni, hélas, de fabuleux. Comme nous avons dû être attentifs et économes pour toutes dépenses, surtout au cours des premiers mois de guerre. Nous savions qu'il faudrait tenir longtemps, mais nous ne savions pas combien de temps. Or, bien avant l'interdiction du Parti communiste, quelques cassettes avaient été confiées à des camarades. Ces camarades n'étaient pas des dirigeants en vue ou même des militants connus. C'étaient des camarades sur l'honnêteté desquels on pouvait faire fonds. En fait, aucune de ces cassettes n'a été perdue ou dilapidée. J'ai même connu deux cas, où des hommes prêts à céder à la pression de l'ennemi se sont arrangés pour faire revenir la cassette à qui leur avait confié. Elles en ont fait dire et écrire des extravagances ces "fameuses" cassettes dont l'inviolabilité ne résidait que dans l'honnêteté de ceux qui les cachaient. Le trésor de guerre n'aurait pas eu grande valeur sans ceux-là. En voici deux histoires.
    Marie Dubois doit avoir, en décembre 1939, dans les 23 ans. C'est une petite bretonne, brune aux yeux bleus, d'une joliesse simple et vive. Elle est mariée à un charpentier en fer, Robert. Ils ont deux enfants, de quatre et deux ans. Robert a quitté le métier qu'il aime, et dans lequel il est hautement qualifié, pour venir travailler à la Commission centrale des cadres avec Dallidet quand la direction du Parti le lui a demandé en 1938. Sous le pseudonyme de Breton, il deviendra l'un des tout premiers organisateurs de l'O.S. (groupes armés de protection) qui se développera en francs-tireurs et partisans. C'est Breton qui devait diriger, avec succès, la mise en sécurité de Marcel Cachin et sa femme Marguerite à la fin de l'été 1942. Mais on n'en est pas encore là, et en 1938, on confie l'une de ces cassettes à Marie. Quand, le Parti interdit, Robert passe dans la clandestinité, Marie accepte d'assurer des liaisons, après avoir mis ses enfants en sécurité chez ses parents.
    Le jour vient où il faut puiser dans la cassette dont Marie est dépositaire. Rendez-vous est pris. Pour plus de prudence, il est convenu que ce sera un rendez-vous "marchant". Elle descendra les Champs-Elysées sur le trottoir de gauche en partant de l'Etoile. Je monterai à sa rencontre en partant du Rond-Point. On se croise, on s'étonne, on rit, on se repasse la cassette et, petit cinéma terminé, on va se quitter. C'est alors que Marie me demande d'une voix menue :"Tu ne pourrais pas me donner cent sous ... je n'ai plus un sou depuis hier ... je n'en toucherai pas avant la fin de la semaine ... depuis hier, j'ai tout juste un café-crème dans le ventre ..."
    Marie avait l'une de nos plus riches cassettes et elle en connaissait le contenu (1)
    Arrêtée en 1942, Pétain a signé sa condamnation à mort. C'était la première fois, en France, que la peine capitale frappait une femme. Partie de sa localité où elle était bien connue, une vive protestation s'éleva dans le pays. La peine de mort fut commuée en déportation. Marie est morte à Auchswitz. Robert, arrêté en 1943, a été tué en déportation. Deux enfants ont grandi sans leur père et sans leur mère.
    Dans les mêmes années, Emile Sellon a quarante-six ans. On le connaît comme le meilleur des hommes dans sa Provence natale. C'est un navigateur éclairé, dans toute l'acception du terme. Son grand-père a été Communard, son grand-oncle a été un ami d'Emile Zola. Sa mère est une femme instruite et cultivée. Son père, propriétaire d'une importante corderie à la Ciotat, est emporté par une mort prématurée.
    Le jeune Emile devient trop vite chef de famille. Mais, comme il le raconte lui-même, le sens des responsabilités et l'esprit libéral dans lesquels il a été élevé le font accéder très vite à une importante fonction : peseur-juré au port de Marseille. Il est armé pour la vie. Faut-il encore que la guerre 1914-1918 l'envoie se battre contre les Turcs, lui l'antimilitariste à tous crins ! Mais cette guerre lui donne une autre dimension. Il sera l'un des premiers adhérents au Comité pour l'adhésion à la IIIème internationale. Il sera contre la guerre du Maroc en 1925. Il sera parmi les premiers organisateurs de la solidarité à l'Espagne républicaine. En été 1936, lors d'un tout premier voyage à Barcelone où, avec Charles Nédelec et Agnès Dumay, ils sont allés porter l'argent d'une grande collecte faite dans les Bouches du Rhône, Emile Sellon comprend que les Espagnols ont grand besoin d'armes et grands besoin d'apprendre à s'en servir. Il n'est pas le seul. On connaît maintenant l'histoire des Brigades Internationales et de l'aide à l'Espagne. Quant à lui, Emile Sellon, il s'engage à France-Navigation. Ses prouesses, car il y en eut, mériteraient d'être mieux connues. Elles sont non seulement d'une saveur toute provençale, mais dénotent une sensibilité réconfortante pour tout ce qui est justice sociale et bonheur des hommes.
    Bref, l'homme est tel, que malgré toutes les tribulations auxquelles il est promis, il a, lui aussi, une cassette, dès le début de l'année 1938. Comme il court les mers et risque les arraisonnements, il décide de retirer l'argent de la cassette trop facile à ouvrir en son absence et de le murer dans son mas de La Providence, un vignoble entre La Ciotat et Ceyreste. Personne autre que lui ne connaît la cache. Au début de la guerre, Sellon et le beau bateau dont il a la responsabilité, le "Winnipeg" se trouvent au Mexique où ils ont pu mener à bon port des réfugiés de l'Espagne républicaine mortellement blessée. Quand nous pouvons remettre la main sur Sellon (à son retour en France, il a été emprisonné au Fort du Hâ à Bordeaux, puis libéré), nous avons déjà été envahis par les armées hitlériennes. Et quand il s'agira d'aller récupérer l'argent caché dans la murette, il y aura une quarantaine d'allemands installés au mas. Un travail de Sioux pour déplâtrer et replâtrer  la cachette. Les billets qu'on en sort sont humides et rouillés autour des épingles qui tiennent les liasses. C'est plusieurs heures de repassage qu'il faudra pour les sécher potablement. Tout cela sous le nez des occupants. Et en se demandant amèrement comment parvenir à changer ces billets dont on avait tant besoin ... C'étaient des florins hollandais !
                                                                        
(1) Si l'on compte que 20.000 francs de 1940 correspondraient à 5.000 francs lourds de 1967, la petite Marie avait 25 millions d'anciens francs sous le bras et pas un sou en poche.


                                              

XIII        

décembre 1939 - janvier 1940

Un singulier voyage : Paris - Moscou

    A la direction du Parti, les rapports commencent à parvenir de plus en plus fréquemment, en provenance de nos camarades "inter-régionnaux" mis en place par Victor Michaut. Dans la région parisienne, l'Humanité ronéotée sort presque régulièrement et à près de 125.000 exemplaires. Elle est répercutée en province, avec des tirages et une régularité variables. Nos premiers rouages de transmission se régularisent et permettent une activité un peu plus ordonnée.
    Il faut dire ici l'apport étonnant que fut celui d'Arthur Dallidet. On aurait dit que l'expérience qu'il avait acquise, sa bataille syndicale des années 1930-1935 aux usines Renault fertilisait le terrain dangereux de répression et de confusion que nous traversions. Il avait un grand sens de l'organisation, un esprit de classe et de Parti indéfectibles. Il ne se départissait jamais d'un esprit critique acéré. Il s'astreignait à des prudences éreintantes qu'il savait d'ailleurs fort bien exiger de ses premiers camarades des premières liaisons. Il était fraternel, profondément, respectueux du travail de l'autre. C'est à l'effort exceptionnel de Dallidet que nous devons la remise en route de l'activité clandestine du Parti dès les premières heures de la drôle de guerre. Il sut comprendre - et réaliser - que pour nos mécanismes de liaison, l'essentiel était l'élément humain, élément qui leur donnait à la fois souplesse et solidité. Ce fut à coup sûr ce qui nous garde du danger de travailler en vase clos tout en assurant une vigilance sévère autour de la direction du Parti.
    Pendant cette première mise en route, Frachon vit à Paris, boulevard Soult, chez Marguerite Montré. Il supporte mal cette vie sédentaire pour laquelle il n'est pas taillé. Il faut voir avec quels soins il s'apprête aux rencontres organisées pour lui avec d'autres camarades aux responsabilités diverses. Ces rendez-vous ont lieu dans des logements différents. C'est pour Frachon, comme une école buissonnière. Il tire profit de tout, des allées et venues pour se rendre et revenir du logement, de la réunion, de l'air du temps, et surtout des discussions qu'il pousse aussi loin que possible, mais au cours desquelles il sait donner aux difficultés existantes ou à prévoir les couleurs resplendissantes d'un avenir que nous sommes en train de faire. Il dit des choses comme : "l'essentiel ? Nous l'avons, c'est la confiance des ouvriers. Nous l'avons conquise, longuement, patiemment, les ouvriers l'ont toujours vérifiée. Ils comptent sur nous pour les sortir de la catastrophe. Et on peut le faire, plus vite et mieux qu'en 1914 où l'intérêt de la classe ouvrière a été trahi par la social-démocratie s'embourbant, Jouhaux en tête, dans l'hypocrisie de "l'union sacrée". Il n'y a pas à attendre "le moment venu". Il faut s'y préparer, entraîner le plus de monde possible. Nous le pouvons".
    Frachon parle du combat que nous devons mener, qui n'a rien et n'aura jamais rien d'un mouvement spontané de révolte, mais est une bataille à la fois de classe et nationale, à la fois contre le fascisme hitlérien et contre notre propre bourgeoisie. Il parle aussi des racines profondes de l'internationalisme prolétarien dans le mouvement ouvrier français. Il insiste sur l'idée que la lutte pour la liberté n'a pas de frontière, comme est vraie l'unité du combat social pour l'indépendance nationale.
    Puis, quand vient l'heure de se séparer, que les derniers mots sur la minutie de notre travail ont été échangés, c'est le chemin de retour au logement que seuls, ses trois agents de liaison connaissent. Alors, Frachon, sous son apparente tranquillité, fait très attention à ce que son regard n'accroche aucun passant, parce que, dit-il, c'est par les yeux qu'on peut toujours reconnaître quelqu'un.
    Ainsi, nous allons, jour après jour. Nous avons pu consolider nos liaisons avec nos camarades en Belgique, en premier avec Maurice et Jacques, que nous atteignons par une filière bien à part. Nous avons aussi un mouvement de flux qui se fait de Belgique en France et est réservé à l'acheminement du matériel imprimé, dont l'Humanité. Nous essuyons là pas mal de contrecoups et d'échecs. Rares ont été les exemplaires de la petite Humanité imprimée en Belgique qui ont pu dépasser la zone du Nord et parvenir jusqu'à Paris.
    Quand à nos liens avec les Partis frères, ils sont coupés, sauf avec les émigrations nationales qui sont en France. Pour ce qui est de nos échanges radio avec le bureau de l'I.C., plus rien ne passe. De Bruges, Maurice a fait savoir que son départ pour "plus loin" était prévu. Il nous presse de lui faire parvenir un rapport le plus complet possible sur la situation que nous connaissons en France. Nous ne faisons pas aussi vite que nous le voudrions.
    Lorsque j'arrive de nouveau en Belgique, au lendemain de Noël, je ne trouve que Jacques, Clément et Maurice Tréand. J'ai, par devers moi, cinq à six feuillets de papier à cigarettes remplis de l'écriture haute et serrée de Frachon. Le reste de la documentation passe par un autre canal. Il s'agit de l'Humanité ronéotée en France, de tracts, dont la "Vie du Parti" et aussi - ce dont nous sommes fiers - du premier numéro d'une ré-édition imprimée des Cahiers du Bolchévisme et d'une première petite brochure sur les règles élémentaires de vigilance à appliquer qui s'intitule déjà : "Comment se défendre".
    C'est alors qu'une décision saugrenue m'est transmise : je vais poursuivre le voyage. En trois jours de temps, je deviens baronne balte, passeport et visas à l'appui. Je suis nantie d'un manteau de fourrure, de deux superbes valises de cuir et d'une chevelure décolorée qui aurait dû être d'un blond rêveusement nordique, mais dont le coiffeur bruxellois n'a tiré qu'un minable poil de carotte, ce qui ne manque pas de m'attirer des regards curieux et des quolibets. Les valises aussi sont remarquables, différemment. C'est Angèle qui les a "faites". Angèle est notre camarade radio qui travaille avec Maurice Tréand. Elle assure les transmissions avec l'I.C., qui fonctionnent en Belgique, alors que nous sommes totalement coupés en France. Elle assure aussi les courriers par valises. C'est à dire qu'elle colle tout le matériel en double-fond. Angèle n'a pas pu tout faire tenir dans les deux valises tout le matériel apporté de France. Elle en a donc laissé de côté, pour un prochain voyage, a-t-elle pensé candidement.
    Bref, la baronne s'envole et quelques heures plus tard débarque à l'aéroport de Berlin-Tempelhof. Ou plutôt, les autorités S.S. la débarquent et la convient à se rendre dans un hôtel à Berlin, en attendant une correspondance par train pour poursuivre le voyage, toutes liaisons aériennes étant interrompues pour les civils. Me voilà fraîche, dans cette journée du 4 ou 5 janvier 1940, où tout est glacial, sinistre. Mes quelques connaissances d'allemand suffiront à me débrouiller m'ont dit les camarades à Bruxelles en m'indiquant que je survolerais l'Allemagne et la Pologne. Je ne demande qu'à y croire.
    Je me trouve une chambre dans un hôtel de l'élégant quartier de Wilmersdorf, loin de Unter den Linden et de son hôtel Adlon où je sais que s'agglutinent les journalistes et correspondants de guerre en toutes langues et en tous genres. Et me voilà désemparée dans une chambre de style "empire" où je claque des dents. Il fait moins 15° au-dehors. La femme de chambre m'explique que la provision de charbon allouée à l'hôtel est épuisée ... effort de guerre ... madame doit comprendre ... Elle m'offre de servir de quoi me restaurer dans la chambre. Ce qu'elle apporte est affligeant. Un bouillon "maggi" à la couleur et au goût indéfinissables, deux pommes de terre gelées, deux tranches de pain gris caoutchouté, un thé-tisane pisseux. Rien que des ersatz, sauf un petit carré de beurre dont l'étiquette porte mention "made in Russia". C'est idiot, mais ça me serre le cœur. Ce n'est que beaucoup plus tard que j'apprendrais que ce beurre venait en réalité des Sudètes où les fabricants étaient tenus de coller ladite étiquette sur les empaquetages. Un des traits du génie particulier de Goebbels pour remonter le moral des populations. Il faut dire que ce moral m'avait semblé en avoir pris un drôle de coup. Moi aussi, en déambulant dans les rues de Berlin, en cet hiver 1940, j'ai cru que les allemands ne tiendraient pas longtemps à ce régime là. Dans ces rues sans hommes, les femmes piétinent des heures pour avoir un petit sac de briquettes qu'elles se colletinent sous le bras ou sur l'épaule. Les vitrines camouflent leur vide par des pyramides de livres d'une édition à bon  marché. Un seul ouvrage, Mein Kampf. Une affichette annonce qu'il s'en est déjà vendu six millions en Allemagne. C'est accablant.
    Il m'a fallu trois jours avant de trouver l'occasion, avec force pourboires, de me hisser dans un train en partance pour la Pologne. Ce train est bondé de soldats, très jeunes. Ils aident la petite rouquine à porter les valises et à lui trouver une place assise.
    Le voyage n'en finit pas. Des arrêts sans gare, des correspondances incertaines, des contrôles lents, tracassiers, inutiles, le froid qui engourdit, la saleté qui colle, des corps renfermés qui sentent le chien mouillé, et puis cette inquiétude gluante qui trébuche sur une envie de dormir qui vous assaille dans toutes les jointures. Je ne sais plus comment les wagons bondés du départ de Berlin se sont vidés, remplis et à nouveau vidés tout au long du voyage qui semblait ne devoir jamais finir.
    Je me suis pourtant retrouvée à la frontière soviétique. Et c'est là, alors que je croyais avoir touché terre, que je fus aux prises avec un contrôle douanier exagérément tatillon. Mon passeport n'impressionna personne, tout au moins dans le sens désiré pour moi. Avais-je oublié que les Russes étaient en guerre avec la Finlande ? Bref, mon titre de baronne balte n'eut d'autre effet que de m'amener une douanière qui, par un excès de zèle vraiment inefficace, me pria de me déshabiller, entièrement. J'étais vexée, parce que leur contrôle avait été aussi inutile que ceux des allemands et des polonais, et plus encore parce qu'ils avaient démoli l'image du havre accueillant que je m'étais plu à imaginer depuis Tempelhof. Quand, quelques heures plus tard, je rencontrai le camarade Sorkine au rendez-vous fixé, ma déconvenue était telle que je ne lui racontai pas ma mésaventure.
    J'avais fait connaissance de Sorkine, lors d'un précédent voyage, quand nous étions encore en temps de paix. Je le connaissais comme homme de "l'appareil" des liaisons internationales. Je savais donc que c'était à lui que je devais m'en remettre, moi et mes deux valises. Mais ce qui m'étonne, quand nous sortons pour aller au nouveau siège du "Komintern", ce sont ses allures de rase-murailles. Nous qui nous efforçons tellement en France d'avoir l'air comme tout le monde ...
    Ce nouveau siège, que je ne connais pas, se trouve dans une banlieue de Moscou qui m'apparaît éloignée, en dehors de tout, j'en ai gardé un souvenir de bâtiments en préfabriqué, anonymes, mornes. Sorkine me fait délivrer un laisser passer qui va me permettre de le suivre dans des dizaines de mètres de couloirs à différents niveaux. J'ai refusé de me débarrasser du manteau de fourrure à l'entrée. J'ai plus que chaud dans cette course silencieuse où défilent quantité de portes fermées. Une seule s'ouvre, et je vois sur le seuil, en sarrau noir, la mince silhouette de Germaine Fortin. Je l'avais connue quand elle était venue de son Berri natal à Paris. Nous ne nous étions pas vues depuis dix ans. Mais, on ne s'est rien dit, même pas accordé un petit signe de tête. Il m'avait été recommandé de ne reconnaître personne ...
    Enfin, Sorkine me fait entrer dans une antichambre militairement gardée, et s'en va. Le soldat me fait courtoisement mais fermement accrocher mon manteau à la patère et ouvrir mon sac à main. Puis me fait entrer dans une longue pièce meublée de deux tables disposées en T. Assis au milieu de la plus petite des deux tables, un homme est en train d'écrire. Selon toute apparence, c'est donc son bureau, avec la sempiternelle lampe à abat-jour vert céladon. Je ne savais pas qui précisément j'allais rencontrer. Je pensais à Manouilsky. Mais quand l'homme lève le front et les yeux, quand il se lève tout à fait et vient à ma rencontre, main tendue, aucun doute : c'est Dimitrov.
     Dans ses cheveux très noirs, les tempes ont blanchi. Il m'apparaît moins grand que je ne l'imaginais. Sa légende, sans doute. Il porte une sorte de veste militaire boutonnée jusqu'en haut. Sa silhouette me semble familière. Elle est de la densité de celles qui remplissent toute une pièce. Un regard direct, simple, attentif, net se pose sur moi. Pas du tout celui d'un éminent personnage. Plutôt celui d'un ami qu'on retrouve, avec confiance, sans exubérance. En fait, la conversation s'est engagée sans même que je m'en rende compte. Pendant plus de deux heures, Dimitrov m'a fait parler, et en allemand ! Je ne savais pas avoir tant de choses à dire. Cet homme, dont les yeux sont tellement présents et rassurants, sait écouter. Il aiguille de temps à autre, par une question courte, sur de nouveaux rails. Il m'interroge sur tout, y compris sur mes impressions de Berlin. Il me pose des questions quotidiennes me semble-t-il. En fait, ce sont bel et bien des questions sociales. Quand j'en viens à lui dire que j'ai apporté des Humas, La Vie du Parti, des tracts et même deux exemplaires du premier numéro des Cahiers du Bolchévisme, plus un message de Frachon, il s'illumine littéralement.
    Il dépêche quelqu'un pour récupérer le matériel des valises. Entre temps, je récupère le manteau de fourrure et tout en décousant les boutons du manteau, rembourrés avec les feuillets du message à Frachon, je lui raconte les mésaventures et mon désappointement à la frontière soviétique. Il a ri, carrément. Je ne me rappelle pas l'avoir vu lire le message déchiffonné. Il ne devait pas pratiquer couramment le français.
    Mais ce dont je me souviens bien, c'est de sa déception lorsque, cherchant dans le matériel parvenu jusqu'à lui, dans un temps record, m'a-t-il semblé, les Cahiers du Bolchévisme annoncés, il n'a rien trouvé. Quelle guigne ! Angèle m'avait bien dit, au moment du départ, à Bruxelles, qu'elle n'avait pas pu tout loger dans les valises, qu'elle avait dû retirer un peu de matériel qu'elle garderait pour un prochain voyage. L'idée du prochain voyage m'avait fait sourire et je n'avais pas demandé quel était ce matériel. Alors voilà, justement les deux Cahiers. Dimitrov n'a pas caché sa déception. De tous temps, il avait beaucoup attaché d'importance aux idées et aux efforts théoriques développés dans le Parti français. Je ne l'ignorais pas car j'avais suivi les discussions et ses articles au moment de la formation du Front Populaire en France. Bref, pas de Cahiers et j'ai tout à coup l'impression que ce long voyage était loupé.
    En fin d'après-midi, Sorkine me repêche et me conduit dans une autre banlieue de Moscou. Aujourd'hui encore je suis incapable de dire où. Je n'ai jamais cherché à le savoir d'ailleurs. Manouilsky et sa femme Lebedeva, m'y accueillent. L'un et l'autre parlent parfaitement le français. On se trouve dans une grande résidence cossue. Une petite chambre a été préparée à mon intention. Elle se trouve sur le même et vaste palier où donne l'appartement de Manouilsky. Je m'installe. Je me sens maintenant toute cotonneuse. Il me semble que Manouilsky vient très vite me chercher, de sa démarche un peu dansante. Avec son argot parisien et ses "R" à la russe, il est réjouissant. Il avait vécu avec Lénine plusieurs années en France, avant la guerre de 1914. Il pétillait de malice. Quand il se mettait à imiter notre noble Marcel Cachin, on pouffait de rire. Il pétillait de malice. Il avait été secrétaire du comité Exécutif de l'internationale communiste jusqu'en 1935 où Dimitrov, au VIIème congrès de l'I.C. l'avait remplacé. Les deux hommes étaient deux amis. Ils avaient pour le mouvement ouvrier français la même compréhension bienveillante et confiante.
    Manouilsky donc me tira de mon coton. Venez, me dit-il, je vais vous présenter à l'un de mes bons amis. Je lui emboîte le pas, retraverse l'immense palier où donne une troisième porte. La porte s'ouvre : Maurice Thorez. Un Maurice à la magnifique barbe rousse ! Et déjà sur sa table de travail, le matériel venu de France.

                                               

XIV    

  janvier 1940

De Moscou : Un toast

    J'ai dû séjourner plusieurs jours dans la grande maison de la campagne moscovite. Ce fut pour moi des jours irréels. Une neige étincelante, somptueuse sous le soleil, nous entourait. Maurice aimait y faire une bonne marche avant le repas de midi, car nous mangions à la manière de France. La vie semblait y être réglée comme un emploi du temps scolaire. Maurice travaillait dès le matin tôt, jusqu'à cette promenade apéritive, puis reprenait ses lectures et ses écrits jusqu'au dîner du soir.
    Je remarquais bien sûr que Maurice était, là-bas aussi, un "illégal". Il le supportait mal et cela se voyait. Je lui posais une fois la question. Il l'éluda. Quant à Manouilsky, il me recommande personnellement et sans ambages d'éviter toute rencontre avec des camarades susceptibles de me reconnaître, et en particulier avec André Marty. Vigilance excessive ? Je m'en ouvrais à Maurice qui, cette fois me répondit : lui aussi était soumis à ce genre de comportement, pas pour Marty, avec qui il était en correspondance épistolaire, mais lorsqu'il s'agissait de se rendre au Comintern, pour une réunion.
    Je n'ai pas cherché à me l'expliquer plus avant. J'avais d'autres chiens à fouetter, et puis ce n'était pas l'habitude à l'époque de poser une foule de questions de ce genre. En tous cas, et en ce qui me concerne, Marty apprendra mon séjour à Moscou. La guerre terminée, les déportés revenus des camps, Marty me le reprochera avec une sévérité sans appel. Comment avais-je pu oser ne pas me présenter devant lui, secrétaire du Parti français ? Que pouvais-je répondre ? Rien. J'en entendis pour mes quatre sous, jusqu'à ce qu'il conclut :"il y en a un de trop dans le Parti, moi ou vous ..."
    Mais revenons en janvier 1940, près de Moscou. J'ai aussi oublié le nom de cette banlieue moscovite. Dans ces jours-là, Maurice procède à un examen critique de l'activité des dernières années. Il travaille plus particulièrement à une plaquette de portraits d'hommes politiques du moment, dont Léon Blum. Il me l'a donné à lire. Maurice aimait bien, à l'instar de Molière, avoir l'opinion de la cuisinière. Le portrait de Blum m'a particulièrement frappé. C'est une critique impitoyable de la falsification historique qu'on appelle le réformisme. C'est un dur réquisitoire contre celui qu'il appelle" le désorganisateur du mouvement ouvrier", dont il dit aussi, à propos de l'application du programme du Front populaire, qu'il a trahi "cette première et grande honnêteté que nous devions avoir à l'égard de la classe ouvrière".
    Maurice a montré cette première partie de son travail à Manouilsky qui, m'a dit Maurice, l'a trouvé d'une qualité telle qu'il l'a prié de ne pas en changer une virgule. Maurice était très sensible à cette appréciation. Il n'en continuait pas moins à me donner l'impression d'un guépard en cage.
    Enfin, vient le jour où les préparatifs de mon retour en France sont terminés. La veille au soir, Manouilsky a fait préparer un "repas de famille", dans son logement. Maurice et Jeannette, Manouilsky et Lebedeva, sa femme, sont là. Dimitrov y vient, seul. On parle d'abord, comme dans toute rencontre du genre, de choses et d'autres, ça se passe en russe et en français, avec quelques phrases en allemand quand Dimitrov veut s'adresser directement à Maurice. Dimitrov a retenu l'expression "drôle de guerre". Il y voit la compréhension populaire des aspects contradictoires de cette guerre, dont l'un des plus importants est qu'on a à faire au fascisme hitlérien qu'il faudra bien, d'une façon ou d'une autre, affronter. Il ne s'agit pas pour autant de se laisser entraîner dans des aventures sans avoir les moyens essentiels d'en sortir. Et de parler de la riche expérience du mouvement ouvrier français. Et de retourner l'idée, lancée avant guerre, d'un front français. De prendre aussi la mesure internationale du combat dans lequel le peuple français n'est pas seul engagé.
    Au cours de ces propos, dont je ne voulais rien perdre, un léger incident se produisit. Dimitrov dit à un moment, tourné vers Maurice, quelque chose comme : "et si on gardait la petite pour les liaisons internationales ? (Il s'agissait de moi). Maurice, d'un trait de colère, a riposté : "pensez-vous qu'ils soient de trop pour travailler en France ?"
    Ce qui ne fit que consolider mon impression que Maurice supportait mal son séjour à l'étranger. Pour faire diversion, Manouilsky me demanda alors des nouvelles de Dallidet. Il avait eu l'occasion de le rencontrer, de parler longuement avec lui et en avait gardé une excellente impression. Jamais Dallidet ne m'avait parlé de cette rencontre, bien que nous vivions ensemble. J'étais ébahie. Je raconte ces petits souvenirs pour essayer de faire comprendre le comportement que nous observions alors et que nous trouvions normal.
    Quand on est passé à table, avant de s'asseoir, Dimitrov a pris son verre de vodka, l'a levé et a porté le premier toast de la soirée : "Salut à l'homme qui dans la tempête tient la barre !" et se tournant vers moi : "Dites-le à Benoît".
    Tout était extraordinaire, ce soir-là, pour moi. J'avais une tête grosse comme cela, avec ces trois hommes qui continuaient leur conversation comme si elle avait été engagée depuis le fonds des temps. C'est sans doute pourquoi la gravure s'en est faite dans ma mémoire avec tant d'acuité.
    Lorsque je suis arrivée à la gare de Lyon, via la Suisse, sans baronnie, ni valises à double-fonds, mais la tête bien bourrée et aussi les boutons du manteau de fourrure, je n'avais plus qu'à poser mon invisible mais lourd bagage. J'ai repris l'air de Paris avec nos prudences désinvoltes, et j'ai retrouvé Frachon dans son logement du boulevard Soult. J'ai vidé mon sac.
    Cette fois-là, Frachon n'a pas masqué son anxiété sous des propos légers, comme il avait coutume de faire. Assis à sa petite table de travail, la flamme de l'allumette se consumant à brûler la lettre de Maurice semblait l'absorber. Je l'ai entendu dire : " C'est lourd, sur mes épaules".

                                                                                                                       

XV        

février - mai 1940

On reçoit des coups : on en donne

    Léon Blum s'exaspère dans le Populaire sur le fait que les communistes s'obstinent à ne pas vouloir désavouer l'Union Soviétique. Son compère Frossard, ministre de l'information, parle non seulement de l'envoûtement des communistes mais encore de l'anomalie des braves gens qui, influencés par les communistes, n'ont pas pour Staline la même répulsion que pour Hitler ! Eh oui, elle est tenace la confiance populaire dans l'URSS. Quand en juin prochain, sur les routes désastreuses de l'exode, le bruit, faux, courra que l'URSS a déclaré la guerre à l'Allemagne, ce sera comme un éclair d'espoir, aussi bien parmi les soldats en repli que les civils en fuite. D'ailleurs, cela se vérifiera plus encore en juin 1941, quand la nouvelle de l'entrée en guerre de l'URSS sera vraie.
    Mais pour le moment, les seuls bulletins réels de guerre ce sont les communiqués d'arrestations d'hommes, de femmes, militants communistes. Je veux bien qu'un même communiqué passe deux voire trois jours durant dans la presse. N'empêche que la chasse aux communistes est dure, les arrestations nombreuses atteignent jusqu'au niveau des "inter régionaux".
    Le 20 janvier 1940, la déchéance des députés communistes est proclamée. Le 7 février 1940, le procès de 44 d'entre eux s'ouvre devant le tribunal militaire de Paris. Il durera jusqu'à fin mars, quelques semaines avant l'invasion allemande. Pas un mot dans la presse ou la radio sur la fermeté et la dignité de nos députés. Mais que de bruit sur quelques trahisons. Un texte daté de février 1940, signé de Maurice Thorez et de Jacques Duclos, y répond, au nom du Comité Central : "... C'est pour essayer en vain d'enrayer les progrès de la propagande communiste que la réaction exploite la trahison d'une poignée de lâches renégats, passés à l'ennemi capitaliste, Gitton, Dewez, Vassart ...".
    Des dirigeants syndicalistes tombent : Semard, Racamond, Raynaud. En mars, 620 syndicats sont dissous parce que "tombés sous l'influence communiste". Le ministère de l'Intérieur publie un bilan : 2.778 élus communistes destitués, 161 journaux communistes (nous n'en avions hélas plus tant) interdits, 3.400 militants arrêtés, 8.000 fonctionnaires sanctionnés. Des centaines d'ouvriers retenus en usines comme "affectés spéciaux" sont renvoyés aux armées. Un coup de filet dans l'Union départementale CGT de la Seine ramasse 74 militants.
    C'est alors, afin de réprimer plus légalement "tout ce qui est de nature à exercer une influence fâcheuse sur l'esprit de l'armée et de la population" que le 10 avril 1940, le décret de peine de mort passe en application officielle et immédiate ... contre les communistes. Ces communistes, que l'on accuse à la fois d'être des "agents de l'Allemagne" et "agents de Moscou", sont donc désormais passibles de la peine de mort pour "reconstitution de ligue dissoute". C'est signé Sérol, le plus falot des ministres socialistes.
    Dès l'information rendue publique, Dallidet cherche à savoir comment réagissent les camarades de liaison qui tournent autour de la direction du Parti. Il me recommande d'en discuter avec ceux que je suis appelée à rencontrer. Il en va ainsi avec Rose Blanc, entre autres. C'est midi. Il fait beau. Nous sommes, Rose et moi, place Daumesnil, à Paris. Rose se coiffe alors avec de longues anglaises tirebouchonnant autour de son visage d'enfant. Elle fait plus gamine que jamais. Quand je lui demande ce qu'elle en pense de cette peine de mort, Rose prend un temps de silence. Puis, relevant son petit nez et regardant les lions du bassin ne recrachant plus leur eau, elle interroge de son chaud accent de Perpignan :"Je me demande avec quel bâton ils pourront encore nous battre après celui-là !". Gentille Rose.
    En vérité, la bourgeoisie française n'est pas sûre de la classe ouvrière. Daladier s'est vanté, aux tous premiers jours de septembre, d'arrêter les communistes, les dirigeants communistes, comme il le voudrait, quant il le voudrait. Qu'il savait où les trouver. Il s'est vanté une fois de plus bien à tort.
    De la répression, il y en a. Mais la direction du Parti ne tombe pas. Le Parti vit. Il a sorti une trentaine de numéros de la petite Humanité ronéotée depuis novembre dernier, qui se reproduisent à dizaines de milliers d'exemplaires en province. Elles circulent. Dans les boites aux lettres, dans les boites à lait, dans les cabas à provisions, de la main à la main. La Vie ouvrière aussi pointe son nez, en feuilles 21x27, cela va sans dire. Quelques grèves se font. En avril 1940, nous avons connaissance du mouvement qui se fait dans l'usine de filets de camouflage à Issy les Moulineaux, aux portes de Paris. Roger Louis, secrétaire légal du syndicat du textile de la région parisienne, l'a animée. Roger Paul, secrétaire de la fédération du textile, le dénoncera. Ce "fait divers" m'est resté dans la tête parce qu'il était tellement caractéristique de la situation équivoque que nous avions dans les syndicats.
    Depuis le début de janvier 1940, on essaie d'aller contre le courant de défection syndicale. Il y a des Roger Louis et aussi des Roger Paul. Pour les travailleurs, la CGT n'est plus que le  "syndicat à Jouhaux". Bien des cartes syndicales sont déchirées. Benoît Frachon en est très soucieux. Le mépris et la rancœur des ouvriers contre les "Jouhaux" sont mérités. Mais on ne peut en rester là. Benoît Frachon tourne et retourne cette idée, à haute voix, devant nous : "que Jouhaux et les autres s'engluent le bec s'ils le veulent, nous, nous il faut rassembler les travailleurs, il faut aller plus loin".
    Un des témoignages écrits de cette époque se retrouve dans la Vie Ouvrière. "Il ne s'agit pas  - écrit Frachon - de laisser les chefs traîtres mener leurs intrigues. On ne combat pour la propreté et l'indépendance des syndicats qu'à l'intérieur de ces syndicats !".
    Dans son souci de donner à l'activité des travailleurs une base de masse, Frachon veille de près à ce qu'aucune fissure ne se fasse entre mobilisés au front et mobilisés en usines. Les revendications d'augmentation du prêt et des allocations militaires pour les familles sont relancées. On organise dans les usines les collectes pour "le Sou du Soldat". Ce n'est pas une innovation. C'est une reprise mise à jour d'une vieille tradition du mouvement ouvrier français. Si je me souviens bien, c'est à Danièle Casanova que la mise en route de cette solidarité a été confiée par Frachon.
    Qu'on ne déduise pas de ces quelques mots que cette activité se déployait en grand.  Hélas ! Mais cela se faisait, en dépensant des trésors d'astuces, de prudences, de ténacité. On y croyait. Mais qu'on ne pense pas non plus que l'on se battait pour se battre, pour s'acheter, même à prix fort, bonne conscience, ou pour décrocher quelqu'auréole ! Pas du tout. On se battait pour s'en sortir, pour s'en sortir vainqueur, et pas vaincu. Je le dis, parce que ça m'a semblé toujours très important, cette raison de se battre, cette volonté de vaincre, ça rend intelligent.

                                              

XVI        

   juin 1940

Défendre Paris : la lettre du 6 juin 1940

    Le 17 mai 1940, la ligne Maginot est contournée par les troupes hitlériennes, de Maubeuge au sud de Sedan. Le roi Léopold a livré la Belgique au passage des armées d'Hitler. Anvers est occupé le 18 mai.
    A Paris, depuis une quinzaine de jours, nous avions déménagé Frachon du boulevard Soult. Pour une raison très quotidienne. Voici. Dans l'immeuble en question, beaucoup de jeunes femmes, seules, recevaient leurs "amis", qui en uniformes d'officiers, qui en civils assez huppés. C'étaient, comme nous disait la concierge avec qui nous pensions bon devoir bavarder, des "irrégulières". Cela ne nous dérangeait pas, jusqu'à ce que ces visites deviennent par trop fréquentes, ce qui nous gênait sérieusement pour exercer une surveillance discrète mais jamais relâchée dans ce coin. Bref, prudents au-délà plus qu'en-déçà, Benoît Frachon fut déménagé dans un autre logement, déjà "fait" avant guerre.
    Des fenêtres de ce nouveau logement donnent sur le boulevard Davout, on voit passer l'hétéroclite défilé de gens chassés de chez eux. Ils se déplacent par saccades, silencieux. Ce sont les roues des chariots qui font le plus de bruit. Les gens, femmes, vieux, gosses, tout-petits, sont hollandais, belges. Ils arrivent et disparaissent comme des images d'une autre guerre. Les nouvelles colportées racontent que ce sont des soldats français qui font sauter les ponts sur les routes et les rivières de Belgique et dans le Nord de la France, pour essayer de retarder l'avance allemande. Il se dit aussi qu'aucun avion ne survole, ni la Belgique, ni la Ruhr, où les usines tournent à plein. Les usines de guerre.
    C'est invraisemblable, ahurissant. Nous savions bien que la bourgeoisie française trahissait le pays. Nous en raisonnions ainsi. Mais quand on voit les choses se produire, cela devient incroyable. Pourtant ...
    C'est après le 21 mai, c'est à dire après que nous ayons su que Bruxelles était aux mains des hitlériens, que nous arrive une autre information étonnante. Anatole De Monzie, ministre des transports et des Travaux publics, chercherait à rencontrer Marcel Cachin pour savoir ce que les communistes pensent faire, face à l'invasion allemande.
    La nouvelle est arrivée par Georges Politzer. Comment ? Je l'ai raconté à Louis Aragon en 1945, au retour des camps de déportation. Il a vu Benoît Frachon à ce moment là, et d'autres camarades témoins de ces jours troubles. Ce qu'Aragon a écrit dans "Les Communistes" est rigoureusement vrai. Le fait est là (1). Je ne peux qu'en préciser quelques touches anecdotiques.
    Par un matin de la dernière semaine de mai 1940, je me trouve sur la plate-forme d'un autobus de la Petite-Ceinture qui suit les boulevards extérieurs de Paris. Nous remontons le tronçon qui va de la Poterne des peupliers au Parc Montsouris, passant devant l'usine Gnôme et Rhône. Ma grosse préoccupation, ce matin-là, c'est une histoire de papier. On va en manquer pour tirer l'Humanité. L'équipe chargée de cet approvisionnement est débrouillarde comme pas une, mais l'affaire devient de plus en plus difficile. Je dois rencontrer Pierre Villon à ce propos, du coté de la porte de Vanves. J'ai encore du temps devant moi et comme j'ai toujours aimé la plate-forme des vieux autobus parisiens, même en temps de guerre, je me laisse brimballer. On s'arrête devant l'usine. On redémarre. Un soldat attrape l'autobus au vol. Je me rencogne contre le balustrade et m'entend dire : "on est bien maussade ce matin, ma p'tite dame ..." Cette voix moqueuse, ces yeux d'un bleu trop pâle ... c'est bien ce diable roux de Politzer soldat ! Il se plante à mes cotés et après un "ravi de vous voir, ma belle" destiné au receveur, il me tient sa messe basse : "le gouvernement, tout au moins un type comme de Monzie, toujours intéressé à ce genre d'entremise, voudrait savoir ce que les communistes feront quand les Allemands marcheront sur Paris ... De Monzie est prêt à rencontrer Marcel Cachin ... Pigé ? Transmets à l'oncle ...".
    Georges Politzer me signale qu'il est toujours mobilisé à l'Ecole Militaire, mais qu'il rentre coucher à la maison.
    Puis il descend à l'arrêt d'autobus suivant, avec ce sourire en coin, à la fois ironique et interrogatif, si redouté de ceux avec qui il s'apprêtait à polémiquer. Car Georges Politzer était un redoutable polémiste.
    Je suis restée seule sur la plate-forme de l'autobus, inscrivant dans ma mémoire les mots et le regard de Politzer, mais poursuivant ma course au papier qui était, pour moi ce matin-là prioritaire. L'histoire de Politzer, on verrait après. Après ? Politzer m'a bien dit que depuis au moins quatre jours il cherchait en vain le contact avec la direction du Parti et quant à moi c'est bien la première fois que j'entends demander par quelqu'un du gouvernement l'opinion de la direction du Parti communiste, dissous comme chacun savait.
    Je fais demi-tour.
    Quand Benoît Frachon entend le propos, il jubile : formidable ! Pour ce qui est de rencontrer Cachin, pas question, par simple raison de sécurité. Mais une réponse, ils allaient l'avoir ! Il faut tout de suite retrouver Politzer.
    Vite dit, moins vite fait. Ce n'est que le lendemain soir que nous avons pu envoyer Marguerite Montré au logement de Maï, la femme de Politzer. La rencontre s'est faite 24 heures après entre Frachon, Politzer et Dallidet. Ils ont discuté jusqu'à une heure avancée de la nuit. Tôt le matin suivant, je retrouvais Frachon en train d'écrire les cinq points du document qui allait devenir "la lettre du 6 juin".
    Marguerite Montré, sa sœur Nini et moi avons recopié en plusieurs exemplaires le texte de Frachon. Une copie a été transmise à Politzer, par sa femme, à destination de De Monzie. Par quel canal devait-elle être acheminée ? Je l'ai toujours ignoré. J'ai supposé que cela devait être par la famille Langevin ou quelqu'un de ce milieu ayant travaillé à la nouvelle encyclopédie dont De Monzie avait pris la direction, peu avant la guerre. Ou bien par Fréville, Jean Fréville, dont la femme avait été secrétaire de De Monzie. Ou bien encore par des camarades - comme la famille Hilsum - qui avaient eu des relations avec le ministère de De Monzie pendant la guerre d'Espagne. Les recherches que j'ai pu faire après la guerre sont restées infructueuses.
    La deuxième copie a été transmise à Pierre Villon, pour l'Humanité. Pierre s'en souvient. Il en porte ici même le témoignage (2). Mais abattu par une forte fièvre dans les jours précédant l'entrée des Allemands à Paris, il a été physiquement incapable de passer le texte aux dactylos de sa "batterie", si ce n'est que bien plus tard.
    Une troisième copie a été transmise à Gabriel Péri. Et la dernière est allée dans une de ces boites en fer que l'on enterrait dans un des jardins de banlieue, pour archives. A mon retour des camps, j'ai aussi essayé de faire retrouver quelques documents de cette époque que je savais enterrés. J'en ai parlé à la direction du Parti, dans une réunion à laquelle assistaient Léon Mauvais, Marcel Servin, Auguste Lecœur, Fernande Valignat et moi. Lecœur s'est chargé de cette récupération. Je ne devais en entendre parler que des années après, par Jean Chaumeil, qui m'apprit qu'effectivement Lecœur avait dit avoir retrouvé "des trucs" sans intérêt et qu'il avait fait brûler.
    J'aurais aimé retrouver un document matériel de la position qui fut celle prise par Frachon en tant que secrétaire du Parti, pour la France, à ce moment-là. Peut-être se retrouvera t-il plus tard, quand seront ouvertes des archives nationales jusqu'ici inaccessibles, tout au moins au grand public. Je le souhaite.
    Parce que j'ai toujours pensé que cette lettre avait témoigné de la vigueur du Parti dans une époque de guerre et de répression difficile. Nous étions alors à Paris coupés de toutes liaisons avec nos camarades de Belgique, comme avec le Bureau de l'Internationale Communiste. Nous étions non seulement pourchassés mais encore à contre courant de l'opinion publique. Pourtant, comme nous disait Frachon, nous avions la chance, mûris à l'école du Parti, d'être assez forts, assez organisés, assez savants pour ne pas trébucher sur n'importe quoi ! Frachon, dans les circonstances les plus étonnantes, avait une réserve inépuisable d'enthousiasme.
    En vérité, la lettre du 6 juin, ne relevait ni de la "bombe" ni du "tournant". Elle n'avait rien d'occasionnel.
    On en trouve témoignage dans les Humanités ronéotées de cette période. En avril 1940, il y a l'article de Maurice Thorez sur "les Pitt et Cobourg". En mai 1940, avant que la demande de De Monzie nous parvienne, on écrit dans l'Humanité : " ... pour sauver notre pays et notre peuple de la misère et de la mort ... face à l'ennemi de l'intérieur et de l'extérieur (il faudra) agir à l'exemple des révolutionnaires de 1793 et des héroïques Communards de 1871. Et puis, pour remonter aux sources déjà jaillies, l'Humanité saisie du 26 août 1939 ne titrait-elle pas sur toute sa largeur : union de la nation française contre l'agresseur hitlérien ? En janvier 1936, le Parti à son congrès de Villeurbanne ne lançait-il pas l'idée de réconciliation nationale sur le plan de sauvetage du pays ?
    En adressant la lettre du 6 juin 1940 à De Monzie, Frachon poursuivait sur la lancée. Il ne pensait certainement pas détourner, d'un revers de manche, le cours de l'histoire. Il avait surtout le souci de ne pas perdre une occasion de faire entendre le Parti dans le pays. Il voulait ce qui reste de cette lettre : appeler à redonner à la guerre son contenu de guerre antihitlèrienne. Les propositions avancées dans cette lettre étaient-elles prématurées ? N'étaient-elles qu'un coup de clairon ? Je ne l'ai pas pensé. Je ne le pense toujours pas. En tous cas, si coup de clairon cela était, il sonnait déjà le rassemblement pour un front national de libération. Il jetait de la semence de Résistance armée.
    A la fin de cet épisode, je m'aperçois que j'ai fait avec la lettre du 6 juin 1940 comme on fait avec l'Arlésienne. On en parle tout le temps, mais on ne la voit jamais. Ci-après donc le texte tel que Maurice Thorez le redonne dans son édition de 1960 de "Fils du Peuple" page 193, et qu'il présente ainsi :
    "Alors que la menace allemande sur Paris grandissait d'heure en heure, notre Comité Central faisait transmettre au gouvernement, le 6 juin, les propositions suivantes :
    "Le Parti communiste considérerait comme une trahison d'abandonner Paris aux envahisseurs fascistes. Il considère comme le premier devoir national d'organiser sa défense. Pour cela, il faut :
    "1° Transformer le caractère de la guerre, en faire une guerre nationale pour l'indépendance et la liberté ;
    "2° Libérer les députés et militants communistes ainsi que des dizaines de milliers d'ouvriers emprisonnés ou internés
    "3° Arrêter immédiatement les agents de l'ennemi qui grouillent dans les Chambres, dans les ministères et jusqu'à l'Etat-Major et leur appliquer un châtiment exemplaire ;
    "4° Ces premières mesures créeraient l'enthousiasme populaire et permettraient une levée en masse qu'il faut décréter sans délai ;
    "5° Il faut armer le peuple et faire de Paris une citadelle inexpugnable."

    Et Maurice Thorez termine "Nous proposions au gouvernement l'armement du peuple et la lutte à outrance. Il répondit par la capitulation."

                                                                        
(1) En août 1964, le Figaro, sous la signature de "X.X.X.", s'est essayé à nier la véracité du texte du 6 juin 1940, visant par là à accréditer la calomnie de l'entrée du Parti communiste français dans le combat de la Résistance après que l'Allemagne eut attaqué l'URSS c'est à dire après le 22 juin 1941. Cette fois-là, Benoît Frachon a pris le mords aux dents. Bien qu'il pensât qu'il ne fallut pas polémiquer avec ceux qui avaient collaboré à l'installation du régime fasciste en France ou avec ceux de la 13ème heure, il fit dans l'Humanité une réponse cinglante. On peut prendre connaissance de ce texte en annexe. (Humanité du 17.8.1964)
(2) En annexe aussi, le témoignage de Pierre Villon sur la matérialité des propositions du 6 juin 1940.
    "L'offensive hitlérienne se déclenche sur la Hollande, à l'époque, c'est de Benoît que je recevais indications et textes et à qui je soumettais certains de mes textes. J'avais même alors une liaison directe avec lui, par Marguerite Montré. J'avais préparé un appel au patriotisme. Benoît m'a fait dire que, ainsi tourné, c'était encore trop tôt ... Peu après je reçois une autre communication de Benoît ... Je le revois nettement, sur quelques feuillets bleutés : c'est le texte de la démarche de Politzer, avec les 5 ou 6 points. Je le revois encore. A elle seule, elle faisait tout un numéro de l'Huma, avec ses propositions effectives, immédiates pour assurer une levée en masse et sauver le pays ... Malheureusement, j'ai été terrassé par une fièvre de cheval, dont je n'ai jamais su ce qu'elle était. Comme dernières images, j'ai vu celles de l'exode. J'ai dû m'aliter, pendant au moins dix jours. C'est Denise Ginollin qui est venue me repêcher, de la part de Maurice Tréand. Elle devait me mettre en contact avec un gars - disait-elle - qui ressemblait à Lénine ... Ce devait être Catelas, peut-être Péri. Je ne l'ai jamais su, le rendez-vous n'a jamais eu lieu".

                                              

XVII        

   juin 1940


L'invasion et l'exode : Paris ne fut pas défendu


    Paris ne fut pas défendu. Les Allemands avançaient, avec tout leur attirail de guerre, sans même avoir à quitter les routes. Ils avançaient, a-t-on dit, plus vite qu'ils ne le pensaient eux-mêmes, à 20 km/heure. Le gouvernement ne l'ignorait pas. A Paris, les ordres et les contre-ordres du général Huntzinger - ou Dentz, peut-être - se succédaient. A peine avait-il lancé un appel pour tout faire pour défendre Paris, qu'il faisait placarder l'affiche annonçant que Paris était décrétée ville ouverte. Le trouble et la panique précipitèrent l'exode. Alors, ce furent les embouteillages monstrueux des routes sur lesquelles des régiments entiers, eux aussi dévoyés, se frayaient difficilement un chemin. Comment dans ces conditions organiser la défense du pays, comment s'opposer à l'avance ennemie ? La voie était libre pour l'envahisseur que quelques dynamitages de routes ou de ponts, dus à des initiatives de détachements isolés du Génie français, retardaient. On criait bien sûr à la pagaille qu'on n'appelait cependant pas par son nom de trahison.
    Que devions-nous faire ? Il n'était plus question d'établir une liaison rapide avec nos camarades de Belgique. Bruxelles était aux mains des hitlériens depuis le 21 mai. Fallait-il rester dans la capitale vidée de sa population et de ses usines démantelées et repliées avec tous les ouvriers vers le sud du pays ? De quoi s'agissait-il pour nous ? De ne pas interrompre l'activité du Parti. Il y eut des entrevues directes entre Frachon, Péri, Catelas, Michaut, Danièle Casanova, Dallidet. Mais aussi avec Politzer et Marcel Willard. La décision fut que deux équipes se partageraient le travail. L'une resterait à Paris sous la responsabilité de Péri avec Catelas. L'autre, sous la responsabilité de Frachon avec Dallidet irait dans le Limousin. De là on renouerait plus facilement avec les camarades déjà mis en place à Lyon, Saint-Etienne, Marseille pour le Sud-Est et avec les camarades de Bordeaux et de Toulouse pour le Sud-Ouest.
    Le mercredi 12 juin, Paris était déclaré ville ouverte. Frachon partait en voiture avec Louis Montel, le ferrailleur de l'Hay les Roses, Marguerite Montré et sa sœur Mathilde. Le lendemain 13 juin, les blindés allemands entraient dans Paris. Dallidet pris la route en vélo avec plusieurs camarades, dont Georgette Cadras et sa mère. Seul, Dallidet devait rejoindre Frachon dans la ferme des parents de Marguerite en Haute-Vienne, entre Folles et Fursannes, à quelque dix kilomètres de Saint-Sulpice Laurière. La petite Marie Dubois et moi formions une équipe à part. Nous étions chargées de transférer l'argent nécessaire aux camarades du Sud. Nous sommes parties le 12 au soir dans une voiture immatriculée "Corps Diplomatique". J'avais gardé quelques relations avec l'ambassade du Chili depuis le départ de Togliatti. Une autre passagère se trouvait à bord : Elsa Triolet. Aragon l'avait recommandée aux bons soins du secrétaire d'ambassade dont j'ai oublié le nom. Elsa ne me connaissait pas. Quand elle m'a posé la rituelle question :"Il me semble vous connaître ... " j'ai donné la non moins rituelle réponse : "je ne le pense pas". Je ne lui ai rien dit. Elle n'en a sans doute jamais parlé. L'anecdote ne vaut que pour noter la tension constante dans laquelle nous évoluions.
    Le 18 juin, Marie et moi nous nous retrouvons dans un Bordeaux surpeuplé, où depuis trois jours déjà le gouvernement et sa suite se sont casés. Nous n'avons pas entendu l'appel du général De Gaulle. Mais nous avons entendu une de mes camarades d'école retrouvée mariée à Bordeaux avec un patron boulanger entré dans la police "pour ne pas faire la guerre ..." Comment, me reprochavéhémentement, comment vous, les communistes, vous n'avez pas défendu Paris ? La lettre du 6 juin me pesait sur l'estomac. Et avec qui ? - lui rétorquais-je hargneusement.
    Cela dit, Marie et moi, nous nous mîmes au boulot. Il fallait mettre l'argent en sécurité mais de façon à ce qu'il soit accessible rapidement. Il fallait aussi renouer les fils entre les camarades dispersés, aménager des abris et s'assurer de certains moyens d'impression.
    J'ai retrouvé Charles Tillon dans une banlieue éloignée de Bordeaux. Nous avons établi des contacts plus précis. J'ai acheté une petite maison plus proche du cœur de Bordeaux précisément pour permettre à Tillon de s'en servir. J'ai évité de justesse une escroquerie en cherchant à faire affaire pour une petite imprimerie. Nous avons tourné, Marie et moi, le plus souvent sur le toit de cars sillonnant la contrée sans trajet ni horaire précis, entre Bordeaux, Montauban et Toulouse. Nous avons ainsi retrouvé tout d'abord Danièle Casanova. Arrivée trois jours avant nous, elle avait déjà mis en route sa pétulante mais très méthodique activité. Elle avait repêché Henri Raynaud, Victor Michaut, Claudine Chomat, Jeanne Têtard, Georgette Cadras et sa mère. Félix Cadras devait rejoindre. J'ai aussi rencontré quelques camarades espagnols, polonais et allemands, anciens des Brigades Internationales, avec qui il fallait établir un contact.
    Danièle et Victor, avec un camarade de la région, avaient déjà réussi à sortir un tract. Il s'agissait d'une réplique aux pleurnicheries trompeuses de Pétain, qui avaient été beaucoup plus entendues que la déclaration de De Gaulle. On ne prenait pas Radio Londres à l'époque, tout au moins dans le commun. Ce tract, j'en ai gardé souvenir parce qu'il était tout imprégné d'une idée qui m'avait beaucoup plu : celle même lancée par Maurice Thorez à la Chambre des Députés quelques mois auparavant, sur le fait que le sort de la France ne se réglerait ni à Londres, ni à Berlin, pas même à Moscou, mais dans le pays, avec le peuple et non pas contre lui. Sans doute, le tir était-il trop long. Mais qu'un tract signé du Parti communiste français soit sorti, si modeste fût-il, dans ces jours de confusion totale, était une chose valable. Car, dans ces moments là, les populations fatiguées, désabusées ne savaient plus à quels saints se vouer. Du jour au lendemain, on était devenu très anti-anglais. Les Anglais nous avaient trahis, entendait-on dire dans les propos de la rue. Et quand on pouvait raccrocher la conversation et rappeler que les communistes avaient mis en garde contre cette prévisible trahison de la bourgeoisie tant anglaise que française, les gens poursuivaient : oui, mais les communistes, c'est pas des Français comme les autres ... Pétain allait leur apparaître comme une sortie possible.
    Et tout cela tournoyait dans un Bordeaux moite de chaleur, où ces messieurs du gouvernement et leur nuées de flics prenaient d'assaut les restaurants renommés. Pour des gens comme nous, trouver un coin pour dormir, était un vrai problème. Marie et moi avions même sonné à la porte d'un presbytère, en vain. Notre chance fut une jeune vendeuse, à la sortie de son travail. Connaîtrait-elle quelque chose de "convenable" pour loger ? Elle nous offrit le carreau de sa cuisine avec deux duvets de camping. Son mari était au front. Entre femmes, on ne se gênerait pas. Son petit logement, au fond d'une cour sombre et humide, n'était pas loin de la rue Sainte Catherine. Nous en soupirions d'aise, Marie et moi. La nuit même, il y eut un des plus gros bombardements que Bordeaux ait connu.
    Les premiers repêchages faits, les premiers points d'appui ré-installés, nous achetâmes deux vélos. On en trouvait encore dans le commerce, à l'époque. Et bravement nous avons attaqué la route remontant sur Limoges. Etait-ce inconscience, romantisme ? Peut-être les deux. Mais en tous cas, nécessité. Et on ne se posait pas ce genre de question. On faisait "notre boulot" et on se taisait.
    A Limoges, où nous sommes arrivées avec huit jours de retard sur la date envisagée, nous nous sommes séparées. Marie est restée dans Limoges pour installer une sorte de plaque-tournante dans la ville même. J'ai rejoint Fursannes, à une dizaine de km de Saint-Sulpice Laurière. La pauvre petite ferme de la famille Dardant avait accueilli Frachon et Dallidet. Je retrouvais un Dallidet qui m'accabla, pour mon retard, de ses reproches et de son inquiétude, et un Frachon qui rentrait les foins avec les gestes mesurés d'un homme qui n'aurait fait que cela toute sa vie.
    La pauvre petite ferme était vraiment pauvre et petite. Trois pièces logeables, le sol en terre battue, l'eau tirée du puits dans un seau où l'on plongeait une petite casserole pour boire ou se laver, une seule vache. Mais quels gens ! Le père et la mère de Marguerite Montré étaient de la lignée des Communards. On vivait frugalement à la ferme. Mais le père nous étonnait par son érudition et son esprit ouvert, et la mère nous impressionnait par sa beauté, son allure de grande dame aux mains qui ont trop travaillé. Marguerite, qui elle aussi était fort belle, en avait hérité l'intégrité, la droiture et l'extrême bonté.
    Elle devait affreusement succomber - à son retour de déportation - à un cancer, peu après la Libération, à l'hôpital Saint-Antoine, de Paris. Elle avait encore trouvé le courage, le jour avant sa mort, d'assurer son vote par correspondance pour le candidat du Parti.
    Benoît Frachon a toujours gardé pour la famille Dardant un sentiment de tendresse et de respect.                                  
             

XVIII        

   juillet - août 1940

Un courrier venu de Paris : l'Huma va paraître "au grand jour"

    Des quelques jours à Fursannes, j'ai gardé un parfum de vacances, de foins, de clafoutis dans la cuisinière à bois. J'ai gardé l'image d'une partie de belote où Frachon trichait, ce qui mettait Dallidet en colère au point de jeter les cartes sur la table, tandis que le père Dardant attendait malicieusement la fin des hostilités. J'ai gardé, au bout des doigts, la difficulté de faire le lit où Marguerite et moi couchions, parce que j'étais incapable de retourner et de lisser le gros sac de paillasse qui nous servait de matelas, pas plus que de faire "bouffer" la couette de plume dont nous nous couvrions.
    L'arrêt-Fursannes fut bref. Dallidet partit sur son vélo à la recherche des camarades membres du Comité Central susceptibles d'être retrouvés. Il pédala jusqu'à Clermont-Ferrand. Il fallait absolument organiser une réunion pour faire le point. Benoît Frachon y tenait essentiellement. Comme il tenait à ce que nous tentions de retrouver une liaison avec le Bureau de l'internationale Communiste ... Voilà comment nous tentâmes notre chance.
    Une représentation soviétique venait de s'installer à Vichy, accréditée auprès du gouvernement Pétain. On va leur envoyer Marguerite Montré, la fille aînée des Dardant.
    Marguerite est non seulement belle et d'une élégance innée, mais encore a-t-elle été envoyée, avant-guerre, à Moscou pour y apprendre à coder et décoder les messages radio. Elle est donc au courant des liaisons par radio qui pourraient et devraient fonctionner entre nous et Moscou mais qui restent inexistantes. Peut-être nos camarades "ambassadeurs" vont-ils pouvoir nous dépanner, juste de quoi rappeler que nous sommes en mesure de les recevoir. Nous ferons le reste ... Tu parles !
    Pour permettre à Marguerite d'arriver sans encombre, nous ne lésinons pas sur les précautions à prendre. Nous avons frété une voiture de maître avec chauffeur à casquette. Le chauffeur, c'est Jeanjean qui en tiendra le rôle. Jeanjean, juste avant-guerre a travaillé au secrétariat de Maurice Thorez pour les questions paysannes. Atteint de tuberculose à ses vingt ans, il a été réformé. Ce qui explique ses vrais papiers d'identité et ses allées et venues facilitées. Quant à la dame, Marguerite est parfaite dans le jeu. Elle est ravissante dans un petit tailleur de flanelle grise et un canotier de paille avec une voilette couvrant le haut du visage. Et voilà nos deux zèbres partis dans les meilleures conditions.
    Mais à l'ambassade, quel accueil ! Marguerite et Jeanjean ont été mis à la porte comme de vulgaires provocateurs ou de parfaits imbéciles ! Nous en avons été pour nos frais. De liaison avec Moscou, pas plus après qu'avant.
    En vérité, nous n'avons jamais eu à Paris les facilités de liaison radio dont on disposait en Belgique. Nous n'en avons jamais eu d'explication. Nous possédions deux bonnes installations, l'une dans la grande banlieue et l'autre dans Paris même, près de la place de la Nation, derrière la façade d'un magasin d'accessoires pour TSF. Nous avions deux équipes de professionnels recrutés aux PTT. Nous avions aussi deux équipes de secours. L'une d'elle avait été envoyée à Bruxelles auprès de Maurice Tréand. L'autre était disponible à Paris. Il s'agissait de Marguerite Montré et de Fernand Pauriol, jeune camarade qui avait fait son service dans la marine comme radio. C'est avec lui, à cause de Gitton, que nous discutions gravement des différentes formes de provocations policières coutumières où nous nous sentions en terrain de connaissance ! Hélas ... Lorsqu'en rentrant de déportation j'ai appris que Pauriol avait été en contact avec l'organisation qui s'est appelée "l'Orchestre Rouge" et que, par cette filière, il avait été arrêté et tué sous les tortures, j'ai été frappée d'une douloureuse stupéfaction. Quel chemin avait bien pu le conduire là  Nous nous interdisions tellement ce genre de fréquentations.
    Après cet interlude "radio", reprenons notre chemin quotidien de juillet-août 1940.
    Dallidet était parti à la recherche des camarades du Comité Central. A vélo, il parcourait des centaines de kilomètres. Il faut bien dire que c'était le moyen le plus sûr pour se déplacer à l'époque et que, de plus, Dallidet avait été un champion cycliste. J'étais chargée d'organiser pratiquement la tenue de cette réunion que, dans notre euphorie, nous voyions déjà comme la tenue d'un Comité Central ... La saison était belle. L'idée fut retenue de tenir "la session" dans les bois, sous forme de partie de pêche.
    Entre temps, j'attendais à Limoges un camarade de liaison qui devait arriver de Clermont-Ferrand via Lyon. Ce fut un courrier de Paris qui vint, la veille ou le lendemain du 14
    Je connais bien la jeune femme qui arrive de Paris (1). Elle a été dactylo au Comité Central, rue Le Peletier, avant la guerre. Je l'emmène au musée des Emaux, pour pouvoir y parler à l'aise. Elle me fait savoir qu'elle vient chercher Benoît Frachon de la part du "Gros". L'Humanité, dit-elle, doit reparaître, imprimée et officielle, avec l'autorisation des Allemands.
    Cela me semble tellement invraisemblable que je doute de l'origine et de l'honnêteté de la jeune camarade. Mon premier réflexe est de lui dire : "impossible, tu as affaire à un flic ! Elle est consternée. Je la presse de questions précises, qui a-t-elle rencontré, qui lui a donné le point de chute de Limoges, à quoi ressemblent physiquement les camarades ou les personnes dont elle parle. Elle me décrit parfaitement Maurice Tréand, le "Gros", et m'affirme que Catelas lui a donné le moyen de nous retrouver. Elle dit aussi avoir rencontré Gabriel Péri. D'ailleurs, me dità Paris plus personne ne se cache, tout le monde se ballade dans les rues en plein jour, on prend un verre à la terrasse des cafés.
    C'est troublant. Il faut mettre Benoît Frachon très vite au courant. Je me souviens fort bien que pour ce faire, j'ai parcouru en une heure et demie, montre en main, les quelque 8ètres séparant la ferme des Dardant de la gare de Saint-Sulpice Laurière. Le raccourci passait à travers bois, la nuit le remplissait de bruits inconnus pour moi. La frousse a dû m'aider à galoper.
    Quand j'arrive auprès de Benoît Frachon, Dallidet s'y trouve, de retour de son périple. Tillon ne pourra pas monter tout de suite. Michaut et Cadras doivent se trouver à Limoges dans 24 heures. Dallidet a manqué Cogniot de peu. Et c'est tout.
    Quand j'ai raconté mon histoire de courrier de Paris, Frachon, comme à son habitude, commence par se taire. Dallidet fait la grimace. Frachon décide qu'il faut tenir la rencontre le lendemain, même à quatre.
    C'est effectivement à quatre, Frachon, Michaut, Cadras, Dallidet, que se tient la réunion organisée dans les bois de Saint-Priest-Taurion. Marie et moi faisions "le pet". C'était là tout le service d'ordre dont nous pouvions disposer alors ! Ce que j'ai su, de cette réunion des quatre, c'est que Michaut et Cadras ne comprenaient, ni n'admettaient la demande officielle aux autorités d'occupation de la parution de l'Humanité. Frachon, moins tranchant dans son expression, pensait absolument nécessaire d'aller voir de plus près. Il fut décidé qu'il remonterait à Paris, tandis que Michaut et Cadras consolideraient la première délégation du Parti mise en place avant l'invasion, à savoir Léon Mauvais à Lyon, Georges Marrane à Saint-Etienne, Charles Tillon à Bordeaux, Félix Cadras à Toulouse. Victor Michaut devait jusqu'à nouvel ordre garder la responsabilité de toute la région du sud-est. Assez rapidement, cette délégation Lyonnaise - comme on l'appelait - devait être renforcée par Gaston Monmousseau, Alain Signor, Lucien Montjauvis, Jean Chaintron. Georgesdevait devenir "l'itinérant". Il nouera les premiers contacts en avril 1941, pour le Front National, avec Léo Hamon et de La Vigerie.
    Dallidet devait remonter à Paris en même temps que Frachon, mais par voies différentes. Cadras devait y être appelé peu après. Tillon aussi.
    A partir de ces dispositions prises, Frachon fit l'ours en cage. Nous n'avions plus de voiture, depuis la mésaventure de Marguerite à Vichy. S'en procurer une autre relevait de la foire d'empoigne. Dans ma première tentative, je fus la cinquième cliente à avoir versé des arrhes importantes pour s'assurer la même et unique voiture d'occasion. A qui s'en plaindre ?
    Mais il y a toujours dû y avoir un bon dieu pour nous. L'âme en peine, je me trimballais dans les  rues de Limoges, lorsque nez à nez, je me trouve devant Montel.
    Louis Montel le casseur de l'Hay les Roses, celui qui avait convoyé Benoît Frachon à Lille en novembre 1939, et à Limoges en juin 1940. Tout content de lui, Montel me dit quelque peu gouailleur : "tu vois, me v'la ... je savais bien que vous auriez besoin de moi !" Ce qui était diablement vrai. Le 19 ou 20 juillet, Frachon reprenait la route de Paris avec Montel, Marguerite et moi.
    Nos papiers étaient honorables. Montel roulait sous sa propre identité. Nous eûmes les difficultés de tout un chacun au passage du poste allemand barrant la route vers Paris. C'était à proximité de Vierzon. Il nous fallut bien une journée entière, plus la nuit, voitures à la queue-leu-leu, avant de franchir la barrage, le lendemain vers midi.
                                            
(1) J'ai oublié le nom de la camarade. C'était une grande jeune fille, très jeune, qui fréquentait Jeanjean, dont elle a eu un enfant. Je l'ai retrouvée, après-guerre, travaillant à l'ambassade britannique de Paris pour gagner sa vie et celle de l'enfant qu'elle était seule à élever.

                                              

XIX        

  août 1940

L'affaire de l'Huma : l'équivoque

    Frachon est à Paris, réinstallé boulevard Davout, puis rue Brocca. Dallidet, avec son vélo, est arrivé avant nous avec la voiture ! Les liaisons sont reprises, facilement d'ailleurs, soit par nos bons amis des mauvais jours, les Voisenet du 7, rue Popincourt, soit tout bonnement par hasard de rencontres dans la rue. J'ai retrouvé Gabriel Péri à la terrasse d'un café au métro Château Rouge, en plein quartier de la Goutte d'Or. Je ne comprenais pas qu'avec deux polices sur le dos, la Gestapo et la nôtre, enfin celle de France, on affichât une telle insouciance. Il est vrai que Paris semblait vivre dans un temps arrêté. Les soldats allemands ne se ruaient plus dans les boutiques tant d'alimentation que d'articles de luxe pour tout rafler. L'affiche de Langeron, préfet de police, placardée sur les murs, datée du 20 juin 1940, n'était pas menaçante. Elle se bornait à demander le recensement de tous véhicules automobiles, sous peine de poursuites. Paris s'arrêtait. Pas de métro, pas de travail, pas d'argent.
    Pourtant la vie n'était pas tarie. Si la région parisienne comptait des centaines de milliers de chômeurs, c'étaient autant de milliers d'hommes et de femmes. A l'initiative de militants, des délégations parfois nombreuses de cent cinquante personnes se rendaient aux mairies réclamer les premiers secours en allocations de chômage, acomptes sur salaires en retard, ravitaillement. Nos élus se montraient dans les municipalités. Les premiers Comités Populaires se formaient. J'avais en main l'Humanité ronéotée datée du 2 août. Elle accordait une place importante à la constitution de ces Comités Populaires. Elle ne manquait pas de fustiger la répression sévissant au sud comme au nord de la Loire. Elle attaquait violemment Doriot et Dieudonné de "La France au Travail". Elle dirigeait les coups contre nos traîtres. Mais ne parlait ni d'occupation ni d'occupants. En étais-je plus frappée parce que perturbée par le courrier de Limoges ? Où en était-on de cette affaire de l'Huma légale ?
    Legros (Maurice Tréand) tardait à reprendre contact avec moi ce qu'il aurait pu faire facilement par l'intermédiaire de nos camarades Voisenet. Le premier rendez-vous fixé par lui eut lieu dans les premiers jours de septembre au café "La mandoline" au carrefour Jean Jaurès. L'entrevue fut pénible. Je posais tout de suite la question de l'Humanité, attendant presque le démenti que m'en donnerait Legros. Au lieu de cela, il m'exposa des arguments tels que : les blindés allemands étaient arrivés plus vite que prévu à Paris ; les Allemands ne savaient pas sur quel pied danser ; c'était le moment d'en profiter pour faire sortir l'Humanité au grand jour. Legros avait même prévu la diffusion de la première édition par des clochards recrutés aux Halles, à raison de cinq francs (cent sous, comme on disait) par paquet de 100 journaux distribués. Legros voyait dans cette publication légale le moyen de rameuter les masses autour du Parti. Cela comportait certes un compromis. Cela n'éviterait pas la lutte qu'il faudrait engager contre l'occupant. Mais d'ici-là, le compromis était valable ...
    J'étais si hostile à l'idée d'une telle démarche auprès de "l'espion" Abetz et si gênée par le manque de rigueur des propos de Legros, en qui j'avais toute confiance, que je ne savais plus quoi dire, même plus quelle question poser. Legros le ressentit certainement : il était très perceptible au comportement de son entourage. De l'opportunité du compromis, il passe aux efforts qu'il avait dû déployer pour convaincre Catelas de la nécessité de la démarche auprès des autorités allemandes. Dans des termes qui lui étaient familiers, il me dit comment il avait dû "gonfler" Catelas, lui faire admettre que lorsqu'il serait devant les allemands, il ne devrait pas oublier qu'il représentait tout le Parti. Quelques jours plus tard, Catelas devait d'ailleurs me confirmer ces dires, mais assez vaguement. Devant mon entêtement à ne pas le suivre dans son argumentation, Legros recourut à l'argument d'autorité : Ce sont les directives de la "maison".
    J'étais bloquée. Ce fut la cassure.
    J'en ai parlé le soir avec Dallidet, qui était le premier camarade de la direction que je retrouvais après mon entretien avec Legros. Dallidet douta d'abord de mon entendement. Ce n'était pas possible, je devenais stupide, Legros n'avait pas pu développer une si piètre argumentation. Je n'y avais rien compris, ou bien je le prenais, lui Dallidet, pour un imbécile. Ce qui eut le don de me mettre en colère. J'eus alors, moi aussi, recours à l'argument massue : Legros m'a dit que c'est un télégramme de la "maison" ... Dallidet fut bouleversé, inquiet, très inquiet.
    Je sais qu'il a écrit un long rapport, de plusieurs pages - lui qui depuis le début de la guerre ne prenait plus jamais une seule note écrite. Je ne sais pas ce qu'il est advenu de ce rapport que pourtant il entendait conserver pour les archives. Etait-il dans la cache que Lecœur a pu retrouver ? C'est pure hypothèse de ma part que d'avancer cela. Je sais que Dallidet a discuté avec Frachon et à plusieurs reprises sur le sujet qui le tracassait beaucoup. Plus tard il en a aussi discuté avec Jacques Duclos. Je dis plus tard, précisément parce qu'à ce moment-là Jacques était éloigné de Paris et seul Legros assurait la liaison avec lui. Ce qui n'arrangeait rien.
    Frachon, dans ces jours-là, multiplie ses rencontres avec Péri, Catelas, et voit souvent les syndicalistes, ses camarades Hénaff, Tollet, Rol-Tanguy, Poirot. Ceux-ci, pour l'instant, vont beaucoup "à la pêche" aux militants qui, ayant quitté les armées ou les usines décentralisées, voire les prisons ou camps d'internement, ont regagné Paris. La Vie Ouvrière circule dans la capitale. C'est le début du mois d'août. Je peux l'affirmer en me repérant sur la rencontre entre Dallidet et son jeune frère qui se produit le 5 août 1940. Léon Dallidet, le jeune, s'est démobilisé tout seul, le 2 août. Il a à peine regagné Paris, qu'il rencontre son frère venu chez lui, alors qu'il s'apprêtait à repartir pour aller se faire démobiliser. Arthur Dallidet n'hésite pas un instant à lui demander d'entrer séance tenante au service du Parti. Pour premier travail, le jeune frère, qui dorénavant sera connu sous le nom de Raf ou de Raymond, doit se procurer, coûte que coûte une camionnette "qui roule". Ce qu'il fit.
    Dallidet retrouve très vite le contact également avec Robert Dubois et Georges Beaufils qui sont ses deux plus proches collaborateurs d'avant-guerre à la section des cadres (1).
    J'avais bien sûr raconté à Frachon, à la première occasion, mon entrevue avec Legros. Frachon qui ne laissait pas facilement lire ses pensées sur son visage a donné libre cours cette fois-là à une inquiétude mêlée de colère. Comment rapporter les bribes de cet entretien sans risque de démesure ?
    Beaucoup de choses déplaisaient à Frachon, en dehors même du fond de l'affaire. Ainsi, lors d'une rencontre avec Legros, celui-ci avait sorti d'une de ses poches une liste de noms de militants de la région parisienne. Les vannes furent ouvertes. Frachon considérait l'existence de cette liste comme une preuve d'inconscience inadmissible. Fallait-il penser que la bourgeoisie française, sa trahison accomplie, allait baisser les bras ? Cette trahison, la bourgeoisie française l'avait préparée, mûrie, menée à terme pour s'assurer une place importante dans le nouvel ordre d'Hitler, autrement dit dans la redistribution des profits en Europe, avec au bout forcément, un jour ou l'autre, la guerre contre l'Union Soviétique. C'était cela la "Kollaboration" à laquelle on conviait maintenant les Français. C'était pour les Schneider, les Péchiney, les Khulman. C'était contre les travailleurs et leur Parti communiste, donc avec une réorganisation prévisible de la répression, sous les auspices du gouvernement de Vichy et la bénédiction de la Gestapo.
    Les jours suivant cette explosion, Frachon aborda avec moi un problème plus grave encore. Il me parla d'une appréciation qui lui avait été transmise - ce devait être de Maurice Thorez - selon laquelle il y avait dans le Parti français une tendance "trop dure" (celle de France, dirigée par Benoît Frachon) et une tendance "trop conciliante" (celle de Belgique dirigée par Jacques Duclos). Frachon en avait gros sur le cœur. Je l'entends me dire : "S'il le faut, je me retirerai de la direction du Parti, mais jamais, jamais je ne laisserai faire une scission dans le Parti".
    On en était là. Ce furent pour nous, à la place où nous étions, des jours obscurs et difficiles, alors que déjà rien, dans notre activité comme dans notre vie quotidienne, rien n'était facile.
    Sans tarder, la répression allait se réorganiser. En août 1940, une circulaire d'Adrien Marquet, ministre de l'Intérieur de Vichy, engage les Préfets à sévir contre les communistes. Au cours du même mois, une loi est promulguée, toujours par Vichy, interdisant toute société secrète ; la cible en est clairement indiquée : le Parti communiste. Puis la presse reprend la publication des tableaux de chasse aux communistes : en septembre, 300 arrestations, en octobre, 900 arrestations, dont celle de Léon Mauvais. La Gestapo était en lice.
    Jacques Duclos n'était toujours pas revenu dans Paris, qu'il avait dû quitter dans le courant de la deuxième quinzaine de juillet. C'est aux environs du 2 octobre que, par sa femme, Gilberte, nous pûmes réellement le rejoindre. Legros avait organisé une rencontre pour fêter les 44 ans de Jacques. Legros, tout bourru qu'il fut, était attentif à ces marques d'amitié. C'est alors que j'ai su, par Angèle qui assurait la liaison entre Maurice Tréand et Jacques Duclos, que Jacques avait été déménagé du boulevard Mortier à la Croix de Berny, sur les indications de Maurice Tréand (2). C'est à dire qu'en fin de compte Jacques était aux portes de Paris, mais sans possibilité de se déplacer !
    Jacques réintégra le logement du boulevard Mortier, peu après son anniversaire. C'était un très petit logement, dans une cité HBM (Habitation à Bon Marché) d'avant-guerre, qui avait l'avantage d'avoir plusieurs issues sur deux rues différentes. Le logement était celui d'une serveuse des restaurants de La Famille Nouvelle, personnellement connue de Maurice Tréand qui avait beaucoup de relations parmi les personnels des HCRB (Hôtels, Cafés, Restaurants, Bouillons), corporation dans laquelle il avait travaillé.
    Ce petit logement a une histoire particulière à dire. Jacques y rédigea le grand appel du 101940, signé au nom du Comité Central par Maurice Thorez et Jacques Duclos. Voilà comment cela c'est passé, à ma connaissance. Les grandes lignes de l'appel avaient été transmises par radio. Angèle et Louise, avaient enfin reçu quelque chose de l'I.C. Mais l'opération avait été très difficultueuse, l'émission très brouillée et le texte transmis en trois tronçons fort mal aisé à déchiffrer. Jacques en fit l'appel du 10 juillet.
    Cet appel, où personnellement je me retrouvais en terrain sûr, avait non pas atténué mais aggravé mon malaise concernant la parution légale de l'Humanité. Comment se pouvait-il qu'entre la lettre du 6 juin 1940 et l'appel du 10 juillet 1940, c'est à dire en l'espace d'un mois, on ait organisé cette démarche auprès d'Abetz ?
    A peine réinstallé boulevard Mortier, Jacques Duclos rencontre Benoît Frachon dans un logement mis en réserve à la Poterne des Peupliers. Ils passèrent la journée ensemble. A quelques jours de là, je recevais par le courrier que nous avions rétabli entre Paris et Clément à Bruxelles, un message très court : déménagez Frédéric dès que possible, en dehors du "Gros".
    Quand j'arrivais auprès de Jacques (dit alors "Frédéric"), Legros s'y trouvait. C'est dans des moments semblables qu'on a l'impression de se dédoubler et qu'on se voit agir avec une assurance qui est loin d'être réelle. Le message que je tenais dans le creux de la main passa dans celle de Jacques. Legros partit le premier. Jacques, apparemment très tranquille, déplia alors le bout de papier et me demanda quand on pourrait effectuer le déménagement. Demain ou après-demain, répondis-je mal à l'aise mais sans vantardise. C'est que Dallidet, dans toute son inquiétude, avait une fois encore prévu semblable éventualité. Nous disposions d'un bon logement et de la camionnette à gazogène récupérée par Raf. Elle devait servir le lendemain soir même. A l'heure dite, Raf, de la camionnette, pouvait voir venir Jacques et Gilberte, traversant tranquillement le trottoir du boulevard Mortier, avec, pour tout bagage, le panier au chat, la Minouche.
    On les déménageait dans un appartement de la rue de l'Abbé Groult, (au 80 ou 86, je crois) dans le XVème arrondissement de Paris, un premier étage pas très clair d'une maison cossue d'où l'on entendait les cloches de l'Eglise Saint Lambert. Les locataires en titre, et de longue date avaient laissé l'appartement à la disposition de leur neveu. Celui-ci se trouvait être le troisième collaborateur direct de Dallidet, un jeune Breton, Gustave Guéhénneux. Ses parents ignoraient tout de ses activités. Plus connu sous son pseudonyme de Victor. Il devint l'indéfectible garde du corps de Jacques.
                                            
(1) Georges Beaufils, sous-officier en 1939, avait été expédié à Bar sur Aube à la chasse aux parachutistes que tout le monde voyait et que personne n'arrêtait. En juin 1940, il était de ceux qui faisaient sauter les ponts à Château-Thierry, convaincu qu'il fallait "tenir sans esprit de recul jusqu'à la dernière cartouche, jusqu'au dernier morceau de pain". Mais le gros de la troupe refluait.
    Fait prisonnier dans la région de Reims, il réussit à s'évader. Fin août, nous le retrouvons à Paris. Il est chargé, avec Guinsbourg, secrétaire Fédéral du Parti pour la région Paris-Sud, des contacts, organisés et réguliers, avec le front. Ensuite, avec Robert Dubois, il est chargé de rechercher des hommes et des femmes pour l'O.S. en train de se constituer. Cette recherche ne se fait plus dans la limite des relations personnelles ou à "la pêche". On travaille sur les petits carnets. Il faut s'arrêter un instant sur ces "petits carnets". Du temps de la légalité, Dallidet avait mis en ordre un système de carnets sur lesquels étaient répartis, en différents carnets, noms, métiers, adresses et aptitudes particulières de militants remarqués dans leur activité politique pour les qualités que, dans le choix des cadres, on jugeait primordiales, telles par exemple ce que l'on appelait "l'esprit de Parti". On entendait par "esprit de Parti" la double capacité de lucidité critique dans la discussion et d'intelligence dans la réalisation de la décision prise. Cette capacité s'amalgamait dans une activité sans ménagement. Ce fut une qualité très salutaire pendant la guerre. Les premiers F.T.P. ainsi recrutés formèrent un cadre exceptionnel pour la libération du pays.
    (2) Chez les camarades Cosson, rue du Parc à Antony. Lui travaillant chez Renault et elle à L.M.T.

                                             

XX        

    août 1940
L'affaire de l'Huma : deux témoignages

    Avant de poursuivre, il faudra verser au dossier deux témoignages. On pourrait les qualifier de dépositions. Je les ai demandées après-guerre, dans le souci de confronter mes propres souvenirs aux témoignages personnels de deux camarades qui ne partageaient pas la même opinion que moi à l'égard de cette demande de parution légale de notre journal. Il s'agit d'Angèle Salleyrette et d'Alphonse Pelayo.
    Voici le premier témoignage, celui d'Angèle Salleyrette. Je le redonne en entier, au risque d'accorder à cette affaire de l'Humanité une importance qu'elle n'a somme toute pas. Mais je le pense nécessaire pour faire place nette.
    Tout d'abord qui est Angèle Salleyrette ?
    Angèle a 18 ans en 1934. Elle travaille dans la chaussure, puis s'embauche chez Renault comme mécanicienne. En réalité, elle pique à la machine à longueur de temps et n'a pas les moyens d'acquérir un vrai métier. Elle lisait l'Humanité. Elle est mise à la porte. Le syndicat la fait réintégrer après les grandes grèves de 1936, avec tous ses droits d'ancienneté. C'est la victoire. Elle est militante communiste. Et se fait licencier de nouveau à la grève de 1938. C'est à ce moment-là que Dallidet - lui aussi un ancien de chez Renault - lui demande de travailler pour le Parti.
    "Les patrons commençaient à reprendre du poil de la bête, et j'ai été virée une deuxième fois. C'est à ce moment-là effectivement que Dallidet m'a "piquée" pour les cadres et mis "en réserve". Ce que je ne trouvais pas du tout marrant. J'étais une fille plutôt active. On sentait venir la guerre. Je trouvais que ma place était dans la masse, pas comme permanente, je n'avais pas le sens de l'organisation pour ce genre de travail ... ce n'est pas péjoratif ce que je dis là ... Tu vois, plus tard, en 1947, quand je suis retournée chez Renault et qu'au syndicat ils m'ont repérée pour me mettre à l'Union des Syndicats, ça ne m'allait pas, je n'étais pas taillée pour cela ...
    "Revenons à 1938. Je suis convoquée au 44. Je vois Legros. Après toutes les biographies déjà remplies, il m'en fait remplir une de plus ! Après quoi, il me dit : bon, on te retire de la circulation ... Tu vas là ... etc. C'était dans le logement de l'avenue Boutroux, tu te rappelles, près de la porte de Choisy ... Je me suis empoisonnée royalement. Comme seule occupation au moment, j'étais chargée de chercher et d'organiser des planques, jusqu'en grande banlieue, Sartrouville, Ponteau-Combault et même dans l'Yonne. Quand ça collait, on faisait l'échange des demi-cartes à assembler pour se reconnaître, enfin tu sais ... Bien sûr, je comprenais que c'était un travail nécessaire, et par la suite, j'en ai été convaincue. Mais ça n'avait rien de drôle. Avec mon mari, ça marchait de moins en moins bien. Je ne lui disais pas tout ... toujours pareil, il ne fallait rien dire. Remarque que c'était aussi une force qui nous a rendu bien des services par la suite ... Le pacte germano-soviétique, ce que j'en pensais, moi ? Rappelle-toi, honnêtement, je n'y comprenais rien, mais j'avais confiance dans les Soviétiques ... Il faut dire ici, qu'en hiver 1938, j'avais fait un stage à Moscou. Rappelle-toi, c'était en plein hiver et tu m'avais reproché d'avoir acheté pour partir de mauvaises chaussures. J'avais pris le meilleur marché, chez "André" ! Tu m'avais posé aussi une drôle de question, à savoir si je n'avais pas peur de prendre l'avion ... Comment te répondre, je ne l'avais jamais pris ! A Moscou, j'ai été récupérée par un petit brun, la quarantaine ... Sorkine, oui c'est ce nom-là, qui m'a logé au "National", pas au "Lux" où tous les Français allaient. Je devais être de la classe au-dessus ! Pense, j'étais surtout à l'isolement le plus complet ! Je n'ai vu personne, que le jour de l'enterrement de la Kroupskaia où j'ai réussi à me perdre dans la foule ... Je ne voyais qu'Hélèna Dimitrova qui ne m'apprenait que "le chiffre", de temps en temps Sorkine qui devait me faire du plat. Naïve, je pensais qu'il me tendait un piège pour me mettre à l'épreuve ! et alors je lui donnais du "non, camarade ..." J'étais gourde ! A la veille du 1er mai 1939, j'ai eu l'impression qu'on précipitait mon retour.
    Maurice Tréand m'a appris, bien après, qu'on avait eu des pépins avec une équipe de transmission radio et qu'effectivement on comptait sur moi pour y palier. En fin de compte, je n'ai eu à fonctionner que lorsque je suis passée rejoindre Legros et m'installer à Bruxelles, en 1939.
    J'ai aussi appris là-bas, par Legros, qu'il y avait un autre dispositif très rôdé qui passait par des camarades belges ... A ce moment-là, et à ta demande, j'ai assuré le passage de la frontière du petit Jean, le gamin de Maurice Thorez. Je l'ai fait, comme tu me l'avais indiqué, par le "vieux" de Tourcoing, et par Achille à Mouscron. Mon plus gros travail, c'était les valises à double-fond ... Il m'arrivait de me demander à quoi je servais ... A Bruxelles, comme ailleurs, je n'ai eu de contacts qu'avec Legros, la grande Louise (l'opératrice) et toi quand tu venais. Une seule fois j'ai rencontré quelqu'un d'autre. C'était Raymond Guyot, noir de cheveux comme un argentin ou un brésilien. Ce devait être fin avril ou début mai 1940. Il s'est embarqué sur un bateau d'Anvers, avec un autre camarade, je crois le secrétaire général du Parti communiste espagnol, en tout cas, un homme bien malade, qui a dû être opéré sur le bateau même, d'un ulcère ou d'un cancer à l'estomac, selon ce que Legros m'a vaguement dit ...
    "Quand les Allemands ont envahi la Belgique, c'était en pleine nuit, vers trois heures du matin. Ce devait être le 16 ou 17 mai 1940. Je ne m'en faisais pas trop. J'avais de bons papiers, des vrais, des belges, avec une vraie photo de moi ... Tu vois, si j'avais été flic, je me serais méfiée des gens qui avaient des papiers trop en règle ... Donc les Allemands arrivent, Legros me dit de regagner Paris, avec Louise, par nos propres moyens. C'est à dire à pied ... Il me fixe un rendez-vous de repêchage à Paris, à une sortie de métro, Couronnes ou à côté. La grande Louise et moi, nous avons donc pris la route. On était toujours entre deux feux. On a dû faire un grand détour par Boulogne sur Mer où d'ailleurs les schleus nous ont rejoints, ça se battait de partout. Sur le côté des routes, il y avait des cadavres. On traversait des villes vides. Et moi, j'étais toujours tentée de retourner les cadavres, parce que mon frère, dont j'étais aussi complètement isolée, était mobilisé dans les tirailleurs ... On est passé par Beauvais, drôlement détruit. On est arrivé à Paris, les pieds en sang. Ce devait être fin juin. Chacune a rejoint sa planque, moi à Antony. J'ai retrouvé Legros le surlendemain.
    On s'est trouvé une nouvelle planque. C'est Legros qui la connaissait, porte Champerret, un meublé, sous les toits. C'est là que Legros m'a parlé de la parution légale de l'Humanité.
    Il m'a dit avoir un rendez-vous avec les Allemands et devait s'y rendre avec une camarade, une femme. J'ai su après qu'il s'agissait de Denise Ginollin, que je ne connaissais pas (1) c'est elle qui devait avoir la maquette de l'Huma. Maurice ne l'avait pas. C'était prudent. Il ne m'a pas parlé d'une troisième personne devant en faire partie. Ce rendez-vous était fixé au début de l'après-midi. Maurice est parti sitôt après le repas de midi. Mais avant de me quitter, il m'a bien recommandé de déménager Jacques immédiatement s'il n'était pas de retour au rendez-vous que j'avais avec lui en fin d'après-midi. Maurice m'avait déjà fait savoir où était Jacques. Il m'avait même fait passer devant la maison. Il me répéta donc comment trouver Jacques et où l'emmener. Il insista beaucoup sur le fait que c'était là mon travail essentiel. Legros m'a également précisé l'adresse détaillée du boulevard Mortier. Je ne pouvais pas me tromper ... Si Maurice m'a ainsi avertie, avant d'aller à ce rendez-vous, c'est qu'il savait bien les risques qu'il prenait ... Il voulait donc mettre Jacques à l'abri ... A l'abri de qui ? Pas de lui. Il était sûr de lui. Pourquoi donc déménager Jacques à une adresse connue du Gros pour aller à une autre adresse connue de lui tout autant ? Le déménagement augmentait les risques ... Au moment, je n'y ai pas réfléchi. D'ailleurs, on ne posait pas tant de questions.
    "Effectivement, il n'était pas au rendez-vous fixé entre nous vers 17 heures ... Je cours à la blanchisserie d'Henriette Virlouvet, rue Nicolas Flamel (2). Elle a tout nié, m'a tout refusé. J'ai eu alors l'idée de lui laisser un petit mot à transmettre "à la personne" qu'elle niait avoir chez elle. Je savais que Jacques connaissait mon écriture, à cause des télégrammes. Une heure après, je retournais à la blanchisserie. Henriette m'accompagna jusqu'à son logement personnel, rue de la Verrerie, où Jacques me reçut très inquiet. Ces premières paroles furent : que vont-ils faire à mon Gros ? J'ai eu alors, au travers de son inquiétude, la nette impression que Jacques connaissait la démarche de Maurice. Il ne m'était même pas venu à l'idée qu'il puisse l'ignorer ... J'ai déménagé Jacques. Tout s'est très bien passé. La camarade était parfaitement au courant.
     Maurice est rentré à la maison le lendemain matin. Que m'a-t-il dit alors ? Qu'il avait été arrêté et relâché. A ce que j'ai compris, il avait été arrêté par la police française. Il m'a expliqué l'histoire comme on s'expliquait toutes choses à ce moment-là : tout était désorganisé, la police française pas plus que les Allemands ne savaient encore sur quel pied danser. Aussi, quand les flics français ont entendu que Maurice Tréand était en pourparlers avec les Allemands, pour la parution de l'Humanité, ils ont pensé agir sagement en le relâchant ... Maurice avait dû être relâché la veille au soir, assez tard et avait passé la nuit ailleurs pour ne pas rentrer directement dans notre planque. Il m'a dit aussi avoir appris qu'à peine sorti des pattes de la police, Doriot était arrivé, et en apprenant que Maurice Tréand avait été relâché, il avait hurlé : quelle connerie, vous avez relâché l'éminence grise du Parti communiste !
    "Tout cela ne m'a pas paru invraisemblable, dans la confusion de Paris à l'époque. De même que j'admettais les raisons que Maurice Tréand m'avait données du bien-fondé de tenter la parution légale de l'Humanité. Pour moi, ça collait. Dans mon esprit, il fallait profiter de toutes les situations pour battre le rappel, pour avoir un semblant de vie légale, même si ce n'était que pour 48 heures. Moi qui avais eu tout le temps en Belgique de lire l'histoire du Parti bolchévique de l'URSS et qui m'étais plongée dans Lénine jusqu'au cou, cela m'apparaissait comme un compromis valable.
    "Ce que je n'ai jamais pensé, c'est que Maurice Tréand ait pris cette démarche sous son bonnet. Il n'a pas fait cela seul. Il n'a pu prendre une telle initiative. D'ailleurs, qui aurait écrit les articles ? Legros était comme moi, il ne savait pas écrire. Mais je ne dirais pas non plus qu'il n'était pas d'accord avec cette démarche ... Je dois dire aussi que cette demande de parution de l'Humanité ne s'opposait nullement, dans sa tête, à la lutte nécessaire qu'il allait falloir mener contre l'occupant ...
    L'origine de cette décision, je ne la sais pas  ... Faut-il la chercher dans les télégrammes reçus encore en Belgique ? J'essaie de me souvenir, des plus importants ... Il y a eu, tout au début de la drôle de guerre : une guerre injuste, impérialiste ... après, j'ai oublié ... mais toi, tu avais dû l'apprendre par cœur, ça ne t'est pas resté ... ? Il y en a eu un, vers le printemps 1940, qui parlait de la nécessité de compromis ... Est-ce là ? Je ne sais vraiment pas. Coupée de tout comme je l'étais, je ne pouvais pas en discuter avec qui que ce soit, même pas avec Maurice Tréand. Par contre, celui dont je me souviens très bien, que la grande Louise a pris à Paris, en trois tronçons, que c'en était pénible, long, brouillé, c'était l'appel publié sous le nom de Jacques Duclos et Maurice Thorez, le 0 940. Nous avons dû le recevoir, je dis bien à Paris, le 1er ou 2 juillet 1940 (3).
    "Pour en revenir à cette histoire de l'Huma, quand Maurice Tréand est revenu, après son arrestation, on a abandonné la planque de la porte Champerret. On est allé du côté de la porte Brunet, puis on est retourné à Antony, route de Versailles. J'ai déménagé Jacques du boulevard Mortier à la Croix de Berny, je te l'ai déjà dit. Legros m'avait demandé de le faire, parce que la camarade qui le logeait prenait peur. Pour ses voisins, elle devait apparemment être seule dans ce logement et Jacques ronflait comme un sonneur ... tu vois le genre ! Jacques a dû rester à Antony deux mois, deux mois et demi, de la mi-juillet à son anniversaire. C'est à cette occasion que j'ai rencontré sa femme pour la première fois qui après, je pense, a vécu tout le temps auprès de Jacques.
    On s'est encore vues, toutes deux, mais ça n'a pas été loin. J'étais enceinte de Mauricette. Jacques a re-déménagé, mais pas par mes soins ... J'ai passé la ligne de démarcation à Marthon, où j'avais un cousin chef de gare. Legros était avec moi. On est resté quelques jours chez les cousins, puis j'ai rejoint ma mère dans l'Yonne, installée dans une des planques que Maurice connaissait. J'ai accouché là. J'avais repris mes papiers réguliers, à mon nom. Personne ne me connaissait. Je n'avais vraiment rien à craindre. C'était à Villeneuve la Dondagre, à 30 km de Sens. Puis, avec l'enfant, j'ai récupéré Legros à Marthon. Nous sommes partis dans une autre planque, à Montbron en Dordogne. On n'y faisait pas grand-chose. Maurice avait de l'argent, pas des masses, mais de quoi vivre. D'ailleurs, je pense que les quelques liaisons que j'assurais encore étaient précisément pour me passer quelqu'argent (cela se sentait aux enveloppes) ou quelqu'autre planque. Il n'était évidemment pas question pour le Parti de laisser Maurice Tréand dans la nature. Qu'en serait-il advenu ? J'ai encore des photos de cette époque, ou Maurice a la petite dans les bras.
    "Ensuite, j'ai ramené l'enfant chez ma mère qui en a pris soin pendant toute la guerre. Maurice Tréand et moi nous sommes rapprochés de Paris. Cela a été le moment de la petite ferme de Souppes. Maurice y avait, avant-guerre déjà, installé son frère Camille et sa belle-sœur. Au retour de Belgique, il y fit venir sa femme, Gaby, et sa grande fille, Rolande, qui devait avoir treize ans. Quand Maurice Tréand et moi avons vécu tout à fait ensemble, j'ignorais qu'il eut une femme. Je n'ai jamais mis les pieds à la ferme. Et comme j'avais décidé de gagner ma vie, je réussis à me faire marchande foraine. Je vendais de la bonneterie sur les marchés. Je m'étais installée sur l'autre rive du Loing, près de Moret, pas très loin de la ferme, dans un hôtel-restaurant qu'on appelait La Palette. Maurice Tréand venait m'y rejoindre ... Jusqu'au jour où il y eut une descente de police à la ferme. Camille fut arrêté. La police a certainement cru attraper Maurice Tréand.
    Camille est mort en arrivant au camp de déportation. Rolande a été placée à l'Assistance Publique, les deux femmes également arrêtées et internées à Voves.
    "Pourchassé par la police, mis à l'écart de l'activité du Parti, Maurice Tréand a fait ainsi toute la guerre. Pourtant, à ma connaissance, il a pu mettre en ordre des affaires importantes et que seul il pouvait régler. Voilà. J'étais déjà enceinte de Mauricette lorsque Legros me fit descendre avec lui à Marseille, pour rencontrer deux étrangers. Ce devait être fin 1940-début 1941. Il n'a été question ni de radio, ni de chiffre, ni de message. D'après ce que j'ai pu en comprendre, cela avait quelque chose à voir avec la Suisse. Ce qui m'a confirmée dans cette idée, c'est qu'après la mort de Maurice Tréand, on a eu besoin de ma signature et j'ai dû personnellement - à la demande du Parti - me rendre en juillet 1950 à Genève. J'y connaissais le Dr Biancchi qui avait soigné Maurice Tréand en 1947. Maurice avait eu un traitement au sérum de Bogomoletz et le Parti avait jugé préférable de l'envoyer en Suisse. C'est Manouilsky personnellement qui avait apporté les ampoules de sérum.
    "Maurice Tréand est mort dans la banlieue parisienne, à Antony, d'un cancer aux poumons, en janvier 1949. La direction du Parti lui a fait des funérailles dignes d'un membre du Comité Central. La stèle en porte mention. Des membres du C.C. vont se recueillir sur sa tombe, d'années en années. Maurice Thorez fut toujours très fraternel avec lui".
    Tel est le témoignage que m'a donné, en 1972, Angèle Salleyrette, devenue Angèle Grosvallet.
    Elle l'a fait, je m'en porte garant, dans le même esprit où j'écris ces notes : dire les faits tels que nous les avons vécus pour éclairer quelques aspects de cette difficile période. L'histoire qui devra bien un jour en être écrite y pourra trouver quelques indications valables.
    Le second témoignage est celui d'Alphonse Pelayo.
    Pelayo est une des figures les plus pittoresques de la guerre d'Espagne et de la Résistance. Le décrire en quelques lignes est chose impossible. Le situer en quelques mots, tout autant. Mais sous son pittoresque faubourien et dans les circonstances les plus extravagantes, il a fait preuve d'une fidélité inaltérable au Parti.
    Je l'ai connu au moment de la guerre d'Espagne, dans l'équipe de Maurice Tréand. Couvreur-zingueur de son métier, il sait entreprendre un tas de choses et courir un tas de risques. Son transport de nitro-glycérine pour l'Espagne, dans un camion nullement préparé à cela, vaut mieux que l'extraordinaire film du "Salaire de la Peur". C'est avec Pelayo au volant que Maurice Thorez a quitté Chauny en octobre 1939. C'est Pelayo qui pendant la guerre trouve un cheval, Fifi, pour transporter, remiser et répartir le papier destiné à l'Humanité ronéotée. C'est Pelayo qui, passé en Belgique appelé par Maurice Tréand, essaiera bien des moyens pour acheminer en France une Humanité imprimée en Belgique, sans grand succès d'ailleurs et même avec de gros avatars, comme celui de la cargaison amenée par péniche jusqu'à Conflans Sainte-Honorine et que le marinier brûla sur place parce qu'il n'avait trouvé personne au rendez-vous. Pelayo, c'était une nécessité de l'époque. Sa fidélité au Parti n'a jamais fait défaut. Voici, ramené aux stricts faits, ce qu'il m'a raconté de la tentative de faire paraître légalement l'Humanité, fin juin-début juillet 1940.
    "J'ai dû quitter la Belgique le 18 ou 19 mai 1940. Dans la voiture que je conduisais, il y avait Jacques, le Grand (Clément) derrière, Maurice Legros à côté de moi. On a fait une première escale dans le Nord, chez les Camphin. On y a trouvé la mère, René et son jeune frère.
    C'est alors que j'ai quitté le volant de la voiture, Legros m'expédiant avec le jeune frère Camphin à la recherche de camarades. Il me donne des indications particulières pour retrouver René Lamps à Longueau (4). Le jeune Camphin me pilotant, nous partons en vélo. A Longueau, pas de Lamps. Par un cheminot, on se fait donner l'adresse du frère de Lamps, dans un petit patelin, du côté d'Abbeville. Nous voilà repartis. C'est alors que le jeune Camphin - il est vraiment très jeune - pris de fatigue tombe sur la route. Je le remets sur pattes aussi bien que je peux, lui passe un peu d'argent et lui demande aussi gentiment que je le peux : tiens, en petites étapes, veux-tu retourner à la maison ? Il m'assure qu'il se débrouillera bien. Je continue les recherches. Je trouve le frère de Lamps, qui ignore où est René. Tous deux, on a battu les environs, auprès d'amis, de camarades, mais pas de Lamps. Ça a bien duré deux ou trois jours avant que je me décide à retourner chez les Camphin. Quand j'y arrive, j'apprends que Legros est reparti, en voiture - il sait conduire, mais pas très bien - avec Jacques et le Grand. La consigne est de rejoindre Paris à l'adresse que Legros a laissée pour moi. A cette adresse, je trouverai un rancard. Legros me demande d'arriver à toute vitesse. A toute vitesse, en vélo ? Ça n'a pas été le Tour de France, mais presque. J'ai traversé Abbeville qui brûlait. J'ai dû aller chercher la Seine à la hauteur de Rouen. J'ai dû aussi trouver des vélos de rechange ... Il en fallait bien des voleurs de bicyclettes ... J'ai même piqué une moto toute neuve à des Allemands rentrés dans un bistrot boire un coup. J'ai dû aussi essuyer des mitraillages en rase-mottes. Bref, j'ai atterri à Paris, efflanqué, brisé de fatigue, chez une concierge de la rue de Charonne. C'est le contact que m'a donné Legros. La brave, elle me donne de quoi manger, de quoi me laver, et le fameux rendez-vous de repêchage qui était pour la veille ! A la même heure, je vais quand même au rendez-vous, à la sortie du métro Couronnes. Et je trouve Legros, qui ne trouve rien de mieux que de me faire remarquer que j'ai vingt-quatre heures de retard ... Je l'ai mal pris ... Bref, on se ballade le long du boulevard et on commence à discuter travail. En premier il faut retrouver le plus de camarades possible, à commencer par des militants de la région parisienne. Il nous faut le plus de monde possible et le plus vite possible. C'est qu'il va falloir s'organiser pour s'attaquer aux Allemands. Comment ? Rien de déterminé encore ... Pendant dix à quinze jours, je n'ai fait que cela, roulant dans tout Paris à vélo, sur les trottoirs ... Il n'y avait personne, Paris était vidé ... Les camarades sur lesquels j'ai pu remettre la main, c'était surtout des anciens des Brigades, que je connaissais personnellement. En vérité, c'est avec eux que j'ai commencé à faire quelque chose. On était trois au départ. l'un de nous - on l'avait surnommé "Moule à gaufre" en Espagne, à cause de sa façon de bailler sa grande gueule toute ouverte - a réussi à se faire embaucher comme manœuvre chez les schleus, pour charger des wagons avec des bois de charpentes, des pièces détachées, etc. On a réussi à faire flamber trois wagons. C'était notre première affaire ... "Moule à gaufre", il est devenu le capitaine Barthélemy dans la Résistance.
    "A quelque temps de là, toujours en juin, Legros rediscute avec moi, différemment. L'Humanité va ressortir, qu'il me dit, légalement, ne serait-ce que 24 ou 48 heures ... ça va faire de l'effet, non ? On saura que le Parti est à Paris ... Qu'est-ce que j'en pense ?
    "J'en pense que pour un effet, ce sera un drôle d'effet, pas beau ... L'Humanité sous les schleus, ça ne va pas ? Legros me dit qu'il faut savoir profiter du trouble dans lequel se trouvent les Allemands, que ça ne durera pas mais qu'il faut le tenter ... Et puis c'est une décision prise, ça s'applique ... Il me charge de prévoir la diffusion de cette Huma pour Paris et la banlieue ... Legros me dit encore qu'il faudra bien, évidemment, soumettre les épreuves à la Commandanture et que je l'accompagnerai. Les bureaux se trouvent près de l'Etoile ... Il me fixe rendez-vous au Faubourg Montmartre, où il doit d'abord passer. Quand j'y retrouve Legros, je l'accompagne chez l'imprimeur Dangon. Legros prend des épreuves tapées à la brosse et des papiers manuscrits. Garde-ça, me dit-il, et attends-moi de l'autre côté du Faubourg, j'ai un rendez-vous au café du Croissant ... Je me mêle aux porteurs de journaux qui attendent dans le coin. Parmi les plus âgés, j'en reconnais qui m'ont aidé quand môme j'ai aussi vendu des journaux pour rapporter quelques sous à la maison. On bavarde. Les conversations ne vont pas loin, quand Dangon, l'imprimeur, m'attrape par un aileron, me fait monter dans son bureau, au premier étage ... Qu'est-ce que tu fous là, me demande-t-il ? Tu n'as pas vu que les flics ont arrêté tes copains, le Gros et la femme qui l'attendait au bistrot ?
    Fous le camp, ils te cherchent aussi ... Avec des prudences de chat, j'ai pris le large, j'ai retrouvé mon vélo, planqué plus loin dans un coin - c'était une habitude prise - et j'ai foncé jusqu'à Versailles. Dès que je l'ai pu, j'ai détruis les manuscrits que Legros m'avait confiés ... puis, sûr de ne pas être filé, j'ai regagné ma planque, disant à ma copine : Legros est arrêté. C'était un coup dur pour moi ... d'autant plus que j'aimais bien le Gros ... Après ? Je n'ai plus eu de contacts directs avec Legros. Avec mon petit groupe, on s'est occupé à sortir les machines à écrire et les Gestetner planquées, et ce n'était pas si facile que cela de les extraire de leurs trous dans des endroits impossibles ! De les remettre en place pour que cela fonctionne ! Pour des astuces, on en a trouvé ! Ensuite, j'ai été mis sur la sortie de l'Avant-Garde, pour laquelle j'ai réussi à faire graver, dans la rue des Blancs-Manteaux, un beau titre, comme celui d'avant, chez un graveur où les schleus se faisaient faire des "Souvenirs de Parisse" ... Pour ce qui est de l'Humanité, à part la ronéotée, je n'en ai jamais vu d'autres, ni entendu parler ... Je n'ai revu Legros qu'après la guerre, très malade, et d'une tristesse contre laquelle il n'y avait plus rien à faire ... Je l'aimais bien, Legros".
    Quelques notes complémentaires encore sur l'affaire de l'Humanité en Juin 1940, ajoutées en 1983-1984.
    Au Xème congrès du Parti, le premier après la libération du pays, s'est tenue une Commission politique fermée, où le mandat de membre du Comité Central a été retiré à Maurice Tréand.
    Maurice Tréand ne s'est pas défendu. Personne n'est intervenu en sa faveur. On n'a plus revu Maurice Tréand dans la salle du congrès. On n'en a pas parlé lors de la présentation du nouveau Comité Central. Le soir - m'a raconté Angèle - Maurice Tréand rentré tôt à la maison était anéanti. Il lui dit que la Commission politique avait été une véritable mise en accusation, pire, une accusation.
    Pourquoi Maurice Tréand n'a-t-il rien dit qui puisse expliquer sa conduite ? Ni le silence de Jacques et Benoît, ni les accusations qu'Etienne Fajon a été chargé de faire publiquement devant l'Assemblée Nationale n'ont éclairé quoi que ce soit.
    Reprenons les faits, décantés des interdits dont on les a entourés.
    Courant mai 1940, l'invasion hitlérienne se précise en Europe occidentale. Le Bureau de l'I.C., ou la direction du Parti bolchévique, lance l'idée de mettre à profit le désarroi qui va s'en suivre. Angèle se souvient d'avoir eu à décoder, un message radio parlant de compromis. Elle ne se rappelle plus les  termes du message, mais elle en est suffisamment imprégnée pour trouver normal le compromis tenté en France sous forme de demande de parution légale de l'Humanité.
     Il est vrai que l'invasion hitlérienne est plus rapide que prévue même de l'Etat-Major allemand. Il est vrai qu'en France, depuis 1937-1938, des hommes comme Abetz manient l'intoxication avec dextérité, et que le souci des nouveaux occupants est d'assurer à la population, pour la rassurer, la parution de ses journaux habituels, comme le Matin, Paris-soir, le Petit-Parisien, le Figaro, le Temps, l'Illustration même.
    Alors, l'idée de passer par cette brèche pour faire un grand tirage de l'Humanité peut surgir. D'autant plus que le compromis dont parle le message n'a pas été envoyé au seul Parti communiste français. En Belgique, en Hollande, au Danemark, de semblables indications ont été données. (Douteux, ? selon des nouvelles informations de 1982-1983). Les différents Partis de ces pays ont fait reparaître sur la place publique leurs journaux. Ils n'étaient pas interdits. Mais il semble qu'ils n'aient pas eu de compromis à passer avec les commandantures, réussissant à mettre les occupants devant le fait accompli, avant que ceux-ci ne réagissent. Ce qui ne dura qu'un temps très court. Peut-être en France avons-nous eu à faire à des services allemands moins pris au dépourvu parce que mieux secondés par la bourgeoisie française plus hargneuse ?
    De toutes façons c'était une erreur que d'aller demander la parution de l'Humanité à l'occupant. Et cela marquait une certaine méconnaissance, pour ne pas dire mépris, de ce que le Parti, comme il était et comme il pouvait, s'était jusque-là efforcé de faire au cœur du pays.
    Je n'ai jamais pu aborder de front ce problème avec Jacques ou Benoît. Benoît Frachon se retranchait dans son attitude de ne pas porter de l'eau au moulin "des crocheteurs de poubelles".
    Mais dans les derniers mois où j'ai travaillé avec lui, jusque début août 1975, (Benoît Frachon est décédé dans la nuit du 4 au 5 août 1975) il m'a demandé, lorsque je mettrais ces notes-ci au propre, de tout dire, tout ce que je savais et comme je le savais. Il m'a même passé une dizaine de feuillets écrits par lui, me priant de les classer dans les notes de l'époque 1940. En voici des extraits : (voir texte complet en annexe).
    "Périodiquement, quand le gaullisme et les autres Partis de la réaction ont besoin d'un appui contre le Parti communiste, ils ressortent leur vieille calomnie que le Parti communiste français aurait demandé l'autorisation de faire paraître l'Humanité.
    "Nous avons déjà répondu : non, jamais la direction du Parti communiste n'a fait une telle demande. A quoi on nous répond : la preuve en est donnée qu'une telle démarche a été faite.
    "Nous ne nions pas ce fait, mais nous maintenons qu'elle n'a pas été faite au nom de la direction du Parti communiste, en dépit du fait que la personne intéressée ait cru sincèrement qu'il en était ainsi.
    "Les détails que nous allons donner n'ont pas pour objet de nous défendre, mais de faire que les communistes qui ont lutté si courageusement durant cette période, et disons-le, presque seuls contre les envahisseurs, conservent toute leur fierté d'avoir combattu sous le drapeau de notre Parti.
    "Demandons d'abord aux trafiquants de l'histoire où ils étaient, ce qu'ils faisaient pendant cette période où la politique des capitulards de Munich avait abouti à la plus complète déroute, au chaos le plus lamentable qu'on n'ait jamais vu.
    "Des Partis et organisations, un seul restait debout : le Parti communiste.
    "Des hommes, des autres formations, ceux qui n'étaient pas à Londres ou qui n'avaient pas pour les guider le Parti communiste, combien alors en étaient-ils alors qui se manifestaient ?
    "Le Parti communiste, lui, regroupait ses hommes dispersés. Ceux qui, soldats entraînés par la débâcle erraient sur toutes les routes de France. Ceux qui, faits prisonniers, avaient pu s'évader. Tous recherchaient le Parti pour reprendre le combat;
    "Quelle direction, autre que celle du Parti communiste multipliait ses efforts pour reconstruire et développer son organisation ? Elle le faisait dans des conditions extrêmement difficiles et complexes. Tellement difficiles que ceux qui font les fanfarons aujourd'hui restaient inertes et cois.
    "A ce moment notre direction était séparée en deux. Une partie à Paris, une autre dans la zone sud, où elle regroupait les forces pour créer une direction dans cette zone. Quel est celui, parmi ceux qui nous critiquent, qui peut mettre à son actif une réorganisation aussi prompte et tellement efficace que Churchill lui-même pouvait dire en décembre 1940 : le seul Parti existant, quoique illégal, est le Parti communiste, et plus de mille de ses militants ont été arrêtés le mois dernier. Ils distribuent des tracts anti-allemands qui font appel au sentiment patriotique des Français.
    "A ce moment-là, les Allemands redoutaient déjà l'existence et l'action du Parti communiste et son influence. Ils recherchaient les moyens de la combattre dans l'esprit de la population et surtout chez les ouvriers. Ils créèrent même un journal "de gauche", "La France au Travail", où ils s'assurèrent la collaboration d'un renégat du Parti, un traître, l'avocat Foissin, pour compléter l'illusion.
    "Mais nous serions bien présomptueux si nous affirmions que l'immense tâche, que nous avons menée à bien, allât sans à coup et sans heurt.
    "Il arrivait que, dans la pagaille générale, la direction n'arrivait pas à avoir les contacts étroits avec l'ensemble des militants qui prenaient eux-mêmes des initiatives en dehors de la direction pour aller vite.
    "C'est ainsi que cette initiative fut prise de la démarche faite pour la parution de l'Humanité.
    "Dès que la direction du Parti put fonctionner normalement, elle corrigea cette faute personnelle. Elle le fit d'une façon ouverte et spectaculaire, notamment en publiant à des centaines de milliers d'exemplaires dès le 10 juillet 1940 l'appel de Maurice Thorez et Jacques Duclos.
         "Qu'on nous dise maintenant ce qu'il y a de commun entre cet appel et la demande de publier légalement l'Humanité ?"
    Quant à Jacques Duclos, c'est en lisant son dernier ouvrage, "Ce que je crois", que j'ai trouvé réponse à ma sollicitation :
    "Les militants qui, emportés dans le tourbillon de l'action, ont plus ou moins tendance à faire passer les problèmes théoriques au second plan de leurs préoccupations, ont tout intérêt à ne pas perdre de vue les liens qui rattachent étroitement le problème de la philosophie marxiste à celui de l'action militante".
    C'est une vérité qui n'a rien de nouveau ? Certes. Mais comme elle demande à être faite sienne dans chaque vie de militant, la question reste posée.

                                            
(1) Denise Ginollin : je ne l'ai pas connue personnellement, ni avant-guerre, ni après. C'était une camarade de Paris, du XIème arrondissement dont elle devait être conseillère municipale. Je n'ai gardé d'elle que le souvenir d'une jeune femme aux cheveux bruns raides et au visage mince. Peu après la libération, elle a fait une grosse dépression nerveuse qui l'a menée au suicide.
(2) Cette blanchisserie avait servie de relais au passage des volontaires pour les Brigades Internationales lors de la guerre d'Espagne, surtout pour les Yougoslaves. Coli, un responsable de l'émigration Yougoslave, connaissait bien la blanchisserie d'Henriette Virlouvet, première femme d'Etienne Virlouvet. Tito était aussi passé par ladite blanchisserie. Maurice Tréand avait donc dû penser à la blanchisserie pour un dépannage momentané.
(3) Angèle m'a rappelé ici qu'elle avait été formée uniquement pour la connexion avec le Bureau de l'I.C. Chiffre et code étaient totalement différents de ceux de la liaison avec le Parti bolchévique. Une embrouille de plus à notre situation déjà si peu claire alors ?
(4) René Lamps devait peu après, assurer une partie du travail de démoralisation dans l'armée Allemande, le T.A. comme on disait. Il avait pour dactylo une grande belle jeune fille de la région, mais vraiment trop grande pour passer inaperçue et qu'il fallut vite renoncer à utiliser pour les liaisons extérieures. Louise fut confinée au travail à domicile. On peut lui demander ses souvenirs de l'époque. Elle est maintenant mariée à notre camarade Pierre Delon.
ANNEXE Notes de Benoît Frachon, à propos de la demande de parution légale de l'Humanité en juin 1940 Benoît Frachon m'a parlé de ce texte une première fois, le 6 janvier 1974. Puis, en avril 1975, il m'a passé les dix feuillets du manuscrit en question. Il avait pris l'habitude de me passer ses "trouvailles" à l'occasion de lectures ou de rangements. En voici le texte :
    "Parmi ceux qui, pendant l'occupation allemande, se levèrent après le jour, certains s'acharnent à mettre en cause la permanence de la politique et de l'action du Parti Communiste contre les nazis, les traîtres, et pour l'indépendance de la France.
    "Ils cherchent sans doute à faire oublier que nous fûmes seuls avant et pendant la drôle de guerre à dénoncer la trahison et les complicités ouvertes que possédaient les hitlériens dans tous les rouages de l'Etat.
    "Peut-être quelques uns d'entre eux, qui hurlèrent avec les loups et furent de ceux qui réclamaient une répression impitoyable et l'extermination des communistes quand ceux-ci demandaient qu'on défende Paris contre les envahisseurs et qu'on châtie les traîtres, essaient-ils de se donner bonne conscience !
    "Qu'au moment où la France envahie, trahie, cherchait sur son sol ceux qui ouvriraient au peuple une autre perspective que le désespoir, l'enlisement dans l'attente ou la soumission, le Parti Communiste fut la seule organisation restée debout, malgré les coups qui lui avaient été portés, à lever le drapeau de la lutte et de l'espérance, cela ne plaît guère à d'aucuns qui se veulent aujourd'hui les vrais, les seuls résistants.
    "Ces historiens "impartiaux", incapables de s'élever au niveau de cette grande épopée que fut la lutte du peuple français sous l'occupation, dédaignent l'examen des faits réels, l'analyse générale de tous les faits connus qui caractérisent le rôle joué par chaque organisation.
    "Ils se rabaissent au rôle de chroniqueurs de la petite histoire, ils fouillent dans les alcôves pour y chercher des histoires croustillantes.
    "L'histoire de la Résistance a sa grandeur. Elle a aussi ses petites misères, ses teignes. Mais si nous voulions gratter sur le vernis des organisations dont se réclament les contempteurs du Parti Communiste, nous paraîtrions des saints auprès d'eux.
    "Certains feignent de s'étonner que dans l'histoire du Parti Communiste nous ayons omis de traiter de ces détails et de les porter au niveau de la véritable histoire.
    "Nous avons trop le respect de nos héros, nous avons trop vu de nos yeux l'immense courage, l'esprit de sacrifice dont ont fait preuve les communistes dans leur masse pour savoir qu'aucune crotte déposée ça et là ne peut ternir leur gloire.
    "Et ces communistes avaient un Parti qui dirigeait leur action, les conduisait au combat. Un Parti dont le prestige les exaltait, une direction de ce Parti dont ils sentaient la présence permanente et en qui ils avaient une confiance illimitée.
    "Mais puisque les crocheteurs de poubelles s'en mêlent et qu'ils dépensent tellement de temps à vouloir justifier leur triste besogne, nous leur répondrons en les montrant tels qu'ils sont.
    "Périodiquement, quand le gaullisme et les autres Partis de la réaction ont besoin d'un appui contre le Parti communiste, ils ressortent leur vieille calomnie que le Parti communiste français aurait demandé l'autorisation de faire paraître l'Humanité.
    "Nous avons déjà répondu : non, jamais la direction du Parti communiste n'a fait une telle demande. A quoi on nous répond : la preuve en est donnée qu'une telle démarche a été faite.
    "Nous ne nions pas ce fait, mais nous maintenons qu'elle n'a pas été faite au nom de la direction du Parti communiste, en dépit du fait que la personne intéressée ait cru sincèrement qu'il en était ainsi.
    "Les détails que nous allons donner n'ont pas pour objet de nous défendre, mais de faire que les communistes qui ont lutté si courageusement durant cette période, et disons-le, presque seuls contre les envahisseurs, conservent toute leur fierté d'avoir combattu sous le drapeau de notre Parti.
    "Demandons d'abord aux trafiquants de l'histoire où ils étaient, ce qu'ils faisaient pendant cette période où la politique des capitulards de Munich avait abouti à la plus complète déroute, au chaos le plus lamentable qu'on ait jamais vu.
    "Des Partis et organisations, un seul restait debout : le Parti Communiste.
    "Les hommes, des autres formations, ceux qui n'étaient pas à Londres ou qui n'avaient pas pour les guider le Parti Communiste, combien alors en étaient-ils alors qui se manifestaient ?
    "Le Parti Communiste, lui, regroupait ses hommes dispersés. Ceux qui, soldats entraînés par la débâcle erraient sur toutes les routes de France. Ceux qui, faits prisonniers, avaient pu s'évader. Tous recherchaient le Parti pour reprendre le combat;
    "Quelle direction, autre que celle du Parti Communiste multipliait ses efforts pour reconstruire et développer son organisation ?. Elle le faisait dans des conditions extrêmement difficiles et complexes, tellement difficiles que ceux qui font les fanfarons aujourd'hui restaient inertes et cois.
    "A ce moment notre direction était séparée en deux. Une partie à Paris, une autre dans la zone sud, où elle regroupait les forces pour créer une direction dans cette zone. Quel est celui, parmi ceux qui nous critiquent, qui peut mettre à son actif une réorganisation aussi prompte et tellement efficace que Churchill lui-même pouvait dire en décembre 1940 : le seul Parti existant, quoique illégal, est le Parti Communiste, et plus de mille de ses militants ont été arrêtés le mois dernier. Ils distribuent des tracts antiallemands qui font appel au sentiment patriotique des Français.
    "A ce moment-là, les Allemands redoutaient déjà l'existence et l'action du Parti communiste et son influence. Ils recherchaient les moyens de la combattre dans l'esprit de la population et surtout chez les ouvriers. Ils créèrent même un journal "de gauche", "La France au Travail", où ils s'assurèrent la collaboration d'un renégat du Parti, un traître, l'avocat Foissin, pour compléter l'illusion.
    "Mais nous serions bien présomptueux si nous affirmions que l'immense tâche, que nous avons menée à bien, allât sans à coup et sans heurt.
    "Il arrivait que, dans la pagaille générale, la direction n'arrivait pas à avoir les contacts étroits avec l'ensemble des militants qui prenaient eux-mêmes des initiatives en dehors de la direction pour aller vite.
    "C'est ainsi que cette initiative fut prise de la démarche faite pour la parution de l'Humanité.
    "Dès que la direction du Parti put fonctionner normalement, elle corrigea cette faute personnelle. Elle le fit d'une façon ouverte et spectaculaire, notamment en publiant à des centaines de milliers d'exemplaires dès le 10 juillet 1940 l'appel de Maurice Thorez et Jacques Duclos.
         "Qu'on nous dise maintenant ce qu'il y a de commun entre cet appel et la demande de publier légalement l'Humanité ?"
    "Mais nous avons d'autres faits qui montrent que la direction du Parti Communiste a su déjouer avec fermeté et rapidité la tentative des nazis et des traîtres de Vichy de déconsidérer le Parti Communiste.
    "A cette époque, la Vie Ouvrière clandestine était faite à Paris, par un nommé Clément qui était rédacteur au journal au moment de la guerre.
    "Cet homme s'est avéré rapidement comme un traître qui fit arrêter plusieurs militants dont Tollet. Il devait quelque temps plus tard payer ses crimes. Il fut exécuté en plein Paris et les Allemands firent exploser leur colère, le considérant comme un de leurs plus fidèles serviteurs.
    "Lui aussi voulait que nous demandions l'autorisation de publier légalement la V.O. Il fit demander avec insistance un rendez-vous avec Frachon pour cette question. Il réitéra sa demande qui reçut chaque fois un refus sec.
    "Nous n'avions pas à ce moment-là d'indice qu'il fût un flic. Cependant, au cours d'un entretien entre Frachon et Hénaf, il fut décidé qu'il n'aurait plus à rédiger la Vie Ouvrière.


Témoignage d'Angèle (30 septembre 1975, aux Coteaux)

M. D. : - Dans notre histoire de demande de parution légale de l'Humanité, en juin 1940, il reste des points fort noirs. On va essayer, ensemble, de tirer au clair. Nous sommes les deux seuls témoins vivants qui restons de cette époque. Veux-tu qu'on essaie ? Voilà ce qui me gêne :
    - On sait maintenant, de façon à peu près sans équivoque, qu'il y a eu un télégramme, de l'I.C. ou du Parti communiste soviétique - ça ce n'est pas clair, en tous cas le télégramme est venu par le canal de Clément. Et Clément, donc, devait en principe recevoir les télégrammes du Parti bolchévique, puisque toi, tu recevais les télégrammes de l'I.C. C'est bien ça ? Je ne déraille pas ? Bon. Alors que s'est-il passé à partir de ce télégramme ? Cette indication n'a pas seulement été donnée aux camarades du Parti français. Elle a été aussi donnée à ma connaissance au Danemark, en Hollande et, il me semble bien que cela s'est ainsi passé, ils ont fait là-bas paraître leur journal du Parti mais sans avoir recours à la demande de parution légale aux autorités occupantes. Pour nous en France l'Humanité et le Parti étaient interdits depuis septembre 1939. Les Allemands sont à Paris. Pourquoi pense-t-on que d'aller leur demander la parution de l'Humanité va nous permettre de rassembler nos forces dispersées ? C'est la première question.
    - La deuxième question, c'est : Maurice Tréand, dès sa rentrée à Paris, a pris sous son aile toute la responsabilité de cette démarche auprès d'Abetz, et les premiers jours d'octobre suivant un billet de Clément, amené par courrier de Belgique, me dit de mettre Jacques en sécurité, en dehors de Tréand. Ce que j'ai fait d'ailleurs immédiatement, sans discuter. De ce moment-là, Maurice Tréand a été sur la touche, pratiquement. Vous avez vécu comme vous avez pu, mais le Parti ne vous a jamais laissé tomber ni du point de vue argent, ni du point de vue planques. Ce sera la deuxième question.
    - La troisième, c'est qu'après la libération il y a eu cette histoire de congrès, de Commission politique, alors, là, si tu peux dire ce que Maurice t'en a dit ... Mais il y a eu aussi cette entrevue entre Maurice Thorez et Maurice Tréand. Il n'y a pas eu de blâme, de condamnation aucune contre Maurice Tréand. Il y a simplement que l'on n'a plus parlé de l'affaire ... Si , il y a eu les déclarations de Fajon, dont je me demande encore aujourd'hui à quoi elles correspondaient et puis il y a eu le fait qu'on a soigné fort bien Maurice Tréand, qu'on l'a emmené en Suisse et l'histoire que Manouilski lui-même s'est dérangé pour apporter les sérums de Bogomoletz, et puis reste qu'il y a eu vis à vis de Maurice Tréand cette attitude très ambiguë, à la fois de mise sur la touche du Parti et à la fois de ne pas laisser tomber ce camarade. A ton avis, comment peux-tu l'expliquer ? Voilà Angèle, à toi ... ça va ? ...
A. : - Je suis d'accord avec toi quand tu parles d'orientation politique, parce que c'était vraiment une orientation politique, tenant compte qu'on n'a pas seulement essayé en France de faire reparaître cette Huma quotidienne. Ça a été fait par un télégramme, télégramme provenant probablement de Belgique, et ce n'était pas un télégramme de l'I.C. puisque c'était moi à ce moment-là qui avait l'appareil de liaison avec l'I.C. Donc, comment expliquer qu'à la suite de ce télégramme on ait pris contact avec les Allemands ? Est-ce dû à une mauvaise traduction du télégramme, une mauvaise interprétation, parce que, effectivement, quand on se replace à cette période, on pouvait penser que de profiter des troubles de l'invasion, de ce que la mise en place n'était pas encore réalisée, les hommes nécessaires leur manquant encore, bref profiter de toutes leurs hésitations pour essayer de faire reparaître un grand coup, l'Huma quotidienne, pour rassembler autour du Parti et puis essayer de faire quelque chose en grand. C'était une théorie qui était valable.
    La grosse erreur, sûrement, c'était d'avoir été voir les Allemands pour obtenir l'autorisation, parce qu'on aurait pu essayer de le faire légalement, il y avait des risques, bien sûr, mais on pouvait le faire et réussir à sortir même si ce n'était qu'un seul numéro ... Il n'en serait certainement pas sorti deux.
Mais, je pense que de toutes façons, cette erreur d'aller demander aux Allemands, Maurice Tréand ne l'a pas faite tout seul. Ce n'était absolument pas possible que ce soit lui tout seul qui ait pris la responsabilité de cette démarche. J'ai donné plus haut des exemples, en expliquant comment Jacques m'a accueillie quand Tréand a été arrêté, c'est qu'il savait ce qui pouvait arriver; et Maurice aussi puisqu'il m'avait donné pour travail essentiel, s'il était arrêté, de déménager Jacques. Alors, je pense de toutes façons que là il y a quelque chose de pas clair. Si c'était Maurice tout seul qui avait pris la responsabilité de la démarche, quand je suis allée voir Henriette, Jacques n'aurait pas dû me suivre. A mon idée, ça ne collait pas, parce qu'enfin j'étais la collaboratrice directe de Maurice, j'étais vraiment en liaison directe avec lui et quoi que ce soit qui aurait pu se passer, c'était pas prudent que Jacques accepte d'être déménagé tout de suite par moi et mis dans une planque, celle du boulevard Mortier. Ça plus j'y repense, plus je me dis que ce n'était pas normal, quand je suis retournée pour déménager Jacques, j'aurais dû trouver porte close. Si Maurice seul avait pris cette responsabilité, si l'on pensait vraiment que c'était plus ou moins l'acte pas vraiment de collaboration, mais tout au moins une grosse erreur... Je me rappelle trop bien des paroles de Jacques : qu'est-ce qu'ils vont faire à mon Gros ... Et quand il s'est agi de déménager Jacques, ça a été fait immédiatement. Maurice est ressorti. Maurice est revenu dans la planque que nous avions porte Champerret. Maurice a revu Jacques et évidemment ça ne s'est pas arrêté là puisqu'on a redéménagé Jacques une autre fois, à Antony. Donc, je pense toujours, comme je l'ai alors pensé, que Maurice n'était pas seul dans le coup. Si on a relâché Maurice aussi rapidement après l'arrestation, je pense que c'était toujours à cause de ces troubles, de cette situation qui n'était claire pour personne et ils ont laissé repartir Maurice Tréand. Il est probable que 24 heures ou quelques heures plus tard, ils ne l'auraient pas laissé repartir comme ça ... Il aurait été arrêté, véritablement, complètement. Là vraiment, je ne comprends comment Maurice, par la suite, sinon qu'il avait un grand esprit de Parti, pour lui le Parti c'était toute sa vie, mais justement alors comment expliquer d'un autre côté, au milieu de toutes ces contradictions, on a mis Maurice sur la touche, mais on ne l'a jamais, jamais  laissé tomber. Il a profité des planques, il a conservé un certain contact avec Jacques, avec Benoît, jusqu'à ce que ce télégramme dont tu m'as parlé arrive. Là effectivement, il y a quelque chose. Jacques savait bien que Maurice avait été arrêté à la suite de la demande de parution de l'Huma. Et j'ai continué à aller au Bd Mortier, et c'est moi qui l'ai emmené à la Croix de Berny ... et puis, après Maurice n'a jamais manqué d'argent pour vivre dans les planques, connues de lui, et dont il a toujours profité ... ensuite ...
    La fin de la guerre est arrivée, et ce fameux congrès du Parti, la Commission politique où, je pense, on a fait porter complètement le chapeau à Maurice. Alors, là, évidemment, je ne m'explique pas pourquoi Maurice ne s'est pas défendu.     Mais quand même, il y a quelque chose d'un autre côté qui continue à me turlupiner, c'est cette contradiction. Maurice Tréand à la Libération a vu Maurice Thorez, a discuté avec Maurice Thorez, et cela après ce fameux congrès. Ce qu'il a expliqué, je n'en sais rien là-dessus, il ne se confiait pas, surtout quand il pensait, et là il devait le penser, que cela pouvait nuire au Parti, que il était plus sûr de lui que des autres, c'est très humain d'ailleurs, comme réaction de la part d'un camarade qui est très ferme. Parce que quand même, quand Maurice a été très malade, le Parti a tout fait pour lui. Manouilski s'est dérangé pour apporter le sérum Bogomoletz. Maurice était dans une clinique à Genève. D'ailleurs il y a réglé - car ça aussi il faut le dire - des problèmes du domaine financier. Et il les a réglés, c'est certain, puisque moi-même après la mort de Maurice, étant enceinte de mon second fils, je me suis trouvée devoir partir en Suisse, à la demande du Parti, pour revoir des camarades, comme le Dr Biancchi avec qui Maurice était en contact quand on était en Suisse. Maurice n'en parlait pas, on était tellement compartimenté. Mais je savais, par exemple, que le père de la femme du Dr Biancchi, était banquier.
    Et c'est avec lui que Maurice a certainement réglé tous ces problèmes. C'est lui d'ailleurs que j'ai revu quand je suis retournée en Suisse à la demande du Parti et que l'on m'a fait signer des papiers ... Moi, je ne sais même pas, dans le fond, ce que j'ai signé ...
Tu le sais bien, on ne posait pas de question, on était compartimenté, on ne cherchait pas à savoir, on ne gardait pas de notes sur soi, pas même dans la tête ... Alors, là, tu me parles du problème de cette liste de militants que Maurice aurait eu sur lui, ça me choque, parce que c'est en contradiction absolue avec ce qu'on a appris dans les écoles que nous avons suivies en Russie, que Maurice nous inculquait personnellement. C'était un tel principe qu'aujourd'hui encore, si on ne peut pas répondre à toutes les questions, c'est parce qu'on a pas pris de note et que la mémoire vous trahit ... C'est possible, cette liste, je ne veux pas mettre en doute personne, mais ça ne me semble pas juste, pas très normal, moi, je ne l'ai pas vue, mais ça me tracasse cette histoire. Ça va tellement peu, ça cadre tellement peu avec tout ce qu'on faisait, tout ce qu'on disait, tout ce qu'on avait appris ... alors, je ne sais pas, ça m'étonne, ça me dépasse ... Bien sûr que Maurice pouvait penser qu'il était plus fort que les autres, qu'il n'aurait pas trahi ... ça va pas, ça va pas avec toute la ligne, avec toutes les méthodes de travail qu'on a eu l'habitude de pratiquer ... c'est pas possible. C'est vrai que lorsqu'on est retourné en France, tout de suite après, on allait à la pêche des camarades. Nous aussi on était un peu désorganisé. C'est vrai que la parution de cette Huma, ça aurait pu peut-être aider à rassembler ... moi je reviens un peu comme ça, à bâtons rompus, parce que dans le fond, on peut toujours effacer, là c'est la conversation très libre entre nous. Je pense effectivement que l'erreur c'était d'avoir été demander l'autorisation, c'est pas d'avoir essayé de faire paraître l'Huma légalement, même pour 48 heures, c'est d'avoir été voir les Allemands, d'avoir été voir Abetz, ça c'est l'erreur. Mais là encore, c'est pas vrai, Maurice n'était pas seul, c'est impossible, absolument pas possible. C'est d'ailleurs pas Maurice qui aurait pu fabriquer l'Huma, écrire dans l'Huma. Il aurait pu signer comme directeur, prendre la responsabilité sur le dos comme gérant, ça d'accord, je le vois très bien faire cela, mais pas prendre la responsabilité politique de cette parution. Ça non.
    Pour revenir au congrès et à la Commission politique, effectivement Maurice en est revenu vraiment très, très malheureux. Il m'a parlé de camarades, comme Janin et d'autres qui ne l'ont même pas regardé, tendu la main, et où il a été mis au ban, vraiment ... Alors là, je ne comprends pas pourquoi, pourquoi il n'a pas discuté, ou s'il a discuté, il s'est laissé convaincre qu'il fallait que ce soit lui qui porte ... Je ne sais pas, parce que Maurice ne pouvait jamais - et je pense que c'était le fond de son caractère - ne pouvait jamais admettre que le Parti puisse avoir tort. Il était trop attaché au Parti, c'était toute sa vie. Il a dû se laisser convaincre que c'était à lui de porter ... le chapeau de cette chose .. je ne sais vraiment pas ... Je sais qu'il en a été très malheureux, et alors, toujours pareil, toujours en contradiction, ce sont les rapports qu'il a eu avec Maurice Thorez qui ont été des rapports très fraternels. Maurice a été très gentil, il lui a écrit des lettres très fraternelles. Maurice Thorez est venu le voir et quand Maurice (Tréand) est mort, Maurice Thorez a traité Maurice Tréand comme un camarade qui n'a jamais eu fait d'erreur ... La direction du Parti, à ce moment, a fait des funérailles à Maurice Tréand comme à un membre du Comité Central qui toute sa vie s'est bien conduit. Je pense que là il y a quelque chose qu'on explique difficilement, on explique difficilement, comme tu le posais aussi, que l'on n'ait pas dit que ça n'était pas vrai l'histoire de cette parution. C'est de dire cela qui n'est pas vrai, ça a existé. Ça fait partie de ces moments où vraiment, pour nous, ça s'explique mal. Avec le recul, bien sûr, il y a des choses qu'on voit, dont on se dit, oui effectivement ... mais quand cela s'est passé, c'était pas facile ... Rappelons même la stèle de Maurice Tréand ; sur cette stèle, il est marqué qu'il a été membre du Comité Central de telle date à telle date. On remet donc bien Maurice Tréand comme militant qui s'est bien comporté. Alors ... ? Pendant x années, on a commémoré l'anniversaire de la mort de Maurice Tréand ; des camarades du Comité Central venaient se recueillir sur sa tombe tous les ans ; après ça a été tous les cinq ans; et puis après, parait-il on a décidé que ce serait tous les dix ans. Ce qui ferait que ce sera bientôt de nouveau la commémoration de sa mort, si les choses restent comme elles sont.
    Alors, toutes ces questions, comment expliquer tout cela ? C'est quand même pas facile, mais de toutes façons ça signifie bien que la direction du Parti a été convaincue que Maurice Tréand n'était pas seul responsable. Pourquoi continue-t-on alors à lui faire porter le chapeau ? Parce qu'en définitive il faut bien appeler les choses par leur nom.                                                


XXI


    automne 1940                


Une autre étape : la Kollaboration


    Je ne me souviens plus si cet automne fut ensoleillé ou pluvieux. Quand j'y reviens, je me rappelle seulement les pieds mouillés et le froid dans le dos. J'avais des chaussures à semelles de liège. Elles faisaient chic, mais comme éponge aux pieds on ne faisait pas mieux. Quant au froid dans le dos, même chez Jacques je n'arrivais pas à m'en débarrasser. Pourtant il y avait dans la pièce où il travaillait une salamandre bien costaude mais chichement alimentée de boulettes de journal humides. Et malgré les soins attentifs dont la couvait Gilberte, la salamandre rendait plutôt l'âme que toute autre chaleur. Dans cette froidure, Jacques, d'une extraordinaire bonne et égale humeur pour ses camarades, ne se plaignait jamais, à quelque sujet que ce soit de la vie quotidienne. Même pas le jour où je lui avais acheté un costume dont les manches de veston lui recouvraient les bras jusqu'à l'extrémité des ongles, tandis que les basques lui descendaient au bas des fesses. Jacques riait, doucement, et s'en retournait bien vite à ses papiers, à ses lectures, à ses écoutes de la radio, à ses écrits et à ses idées dont il avait toujours un échantillon à nous soumettre.
    La préoccupation du moment c'était la "Kollaboration" : Schneider, du Creusot, travaillait ouvertement et à plein pour fournir l'Allemagne en matériel de guerre. Renault, qui n'avait sorti que des Juvaquatre durant les neuf mois de soi-disant guerre contre l'Allemagne, avait rapidement reconverti ses voitures de tourisme en camions et en tanks. Péchiney livrait tout l'aluminium que lui commandaient les autorités militaires occupantes. L'aéronautique française devait bientôt réserver la presque totalité de ses avions à l'Allemagne. Plus de deux millions d'hommes jeunes faits prisonniers de guerre, plus les quatre cents millions de francs d'indemnités journalières de guerre, la note était dure.
    Et nous ne savions pas tout. Jacques était constamment à l'affût de tout ce qui pouvait fournir la moindre information. Il prenait patiemment tous les postes radio audibles en France, de radio-Londres à radio-Moscou en passant par radio-Stuttgard. Il fallait lui procurer les journaux qui paraissaient, ce que nous devions faire en plusieurs fois et à plusieurs camarades, afin de ne pas attirer l'attention du quartier mal à propos.
    Puis il y avait les rapports que transmettait la province. Car ces rapports parvenaient, en fin de course sur les tables et de Jacques Duclos et de Benoît Frachon. Après différents aiguillages, ils faisaient la dernière étape - et la navette entre Jacques et Benoît - dans nos sacs à main, de petits paquetsou des cabas, selon l'heure et le jour. Jacques était imbattable pour le déchiffrage de ces documents. Benoît racontera plus tard qu'il devait y mettre tant de soins qu'après-guerre il ne pouvait plus lire une seule note manuscrite.
    Cette source vive d'informations tenait une place primordiale dans la vie clandestine de Jacques et Benoît, à l'aller comme au retour. Ce n'était pas chose simple de démolir le mur de mensonge derrière lequel on asphyxiait la France. Tout le monde ne pensait pas que Pétain et son gouvernement de Vichy étaient une bande de voyous. Peu comprenaient qu'ils n'existaient que grâce aux blindés hitlériens et qu'en contre-partie ils devaient faciliter l'asservissement et le pillage du pays, mieux encore, combien d'initiatives ont été prises par le gouvernement Pétain en matière de répression communiste, initiatives soumises aux autorités Allemandes. C'était la raison d'être de Pétain mis en place par la grande bourgeoisie pour assurer à celle-ci une place importante dans la réorganisation économique  qui s'opérait en Europe, sous la botte d'Hitler. Pour moi, à l'époque, ça a été une révélation. J'en étais restée à l'idée première que la bourgeoisie prenait sa revanche contre le front populaire. Les événements auxquels j'ai été mêlée m'ont obligée à aller plus loin. C'est là que j'ai compris comment l'intérêt de la grande bourgeoisie s'oppose fondamentalement à l'intérêt de la nation, et comment, par contre, l'intérêt de la classe ouvrière est fondamentalement lié à celui de la nation.
    Ces mots vont peut être faire sourire le lecteur d'aujourd'hui. Si je les verse ici, c'est pour dire ou rappeler que les jeunes femmes, les camarades qui comme moi étaient entraînées dans la vie du Parti clandestin n'en savaient guère plus que moi. Mais cette ouverture sur ce qui se passait réellement dans le pays nous a fait mesurer nos difficultés et plus encore nos possibilités (1).
    Ces dans ces jours-là que la petite Huma est sortie jusque parfois trois fois par semaine. La Vie du Parti, à parution beaucoup moins fréquente, formait quand même un cahier d'une dizaine de feuillets recto-verso agrafés. Ils s'agrémentaient, en guise de couverture, d'une première page à motifs attractifs, voire des profils dépliés en accordéon de Marx, Lénine et Staline, plus malhabiles que nature ne le cédant en rien aux plus rudimentaires de nos journaux de cellule des années 1930. La Vie Ouvrière paraissait régulièrement depuis août. Tous les problèmes de l'heure passaient dans ces publications sommaires.
    Benoît, pour son compte, insistait sur le ralliement des forces de la classe ouvrière. Il écrivait dans La Vie Ouvrière, depuis août 1940, que c'était une grave faiblesse de n'avoir pas su garder une base de masse que représentaient les syndicats. Il y avait un fort courant de défection des syndicats. Les ouvriers ne voulaient plus rien avoir à faire avec "les syndicats à Jouhaux", ils refusaient d'être nommés délégués, ils déchiraient ou ne reprenaient pas la carte syndicale. Et Benoît d'insister : on ne nettoie pas les écuries de l'extérieur.
    Oui, Pétain et son gouvernement de Vichy ont leurré, démoralisé et aurait pu pousser la grande majorité des Français à tout accepter. Cela ne s'est pas produit. Parce que, disait alors Benoît Frachon, ce que nous avions implanté avait déjà suffisamment germé pour permettre d'émerger de la confusion. Et dans son optimisme irréductible, il nous assurait que "des germes de colère" on allait "faire des actions".
    Les Comités Populaires se développèrent. Ils véhiculaient les revendications économiques : réouvertures d'usines, ravitaillement. Si modeste et si peu connu que ce soit, il y a, dès l'été 1940, une activité qui s'affirme. Cela va du collage des papillons à la distribution de tracts et à la prise de parole dans les queues. On va arriver aux Comités d'union syndicale pour l'action à l'intérieur des usines.
    Début novembre 1940, on aura connaissance de quelques débrayages du travail. Bien sûr que nous montons en épingle ces premières pousses d'actions. Mais cela ne valait-il pas mieux que de ne pas les voir du tout ?
                                                                        
(1) A ce propos une petite histoire me revient : Le jour où Maurice a passé la frontière de Belgique, il le fait au bras de Zoé. Le voisin qui voit chaque matin Zoé aller seule chercher son lait, la voit ainsi accompagnée, quand il l'a rencontre dans la journée lui dit : "Je t'ai vu ce matin au bras de ton frère". Or, le voisin sait fort bien que Zoé n'a pas de frère. A-t-il reconnu Maurice ? Etait-ce une sorte d'avertissement ? En tout cas il n'en a plus jamais reparlé.


                                              

XXII


    hiver 1940/1941 
             

Chemin faisant : répression, réorganisation du Parti, O.S., effort idéologique


    Les grèves sont interdites et les syndicats jusque-là restés légaux, comme la CGT et la CFTC, sont dissous. Nous sommes en novembre 1940. La grande presse et celle des renégats tant à la Doriot, qu'à la Déat, améliorent leur rubrique de chasse aux communistes. Le Préfet de Police de Paris officialise les résultats de la répression. Il annonce pour les trois derniers mois et la seule région parisienne 870 arrestations et 35 prises de centres de diffusion et d'impression.
    Ce sont des chiffres réels. Depuis septembre, Vichy a bien aidé la Gestapo dans les filatures et les internements administratifs, en attendant la mise en place de Tribunaux Spéciaux à justice expéditive. Nous perdons Léon Mauvais, Charles Michels, Tollet, Timbaud, Granet, Pillet, Vercruyse, Grandel, Gauthier, Perronault, Racamond, Becker, Finck, Raynaud, Pierre Semard, Tournemaine, ... Nous perdons 27 camarades de la délégation du Comité Central pour la région lyonnaise. Le professeur Langevin a été arrêté le 30 octobre. Et dans les charrettes d'arrestations montent non plus seulement les communistes, mais aussi les socialistes. Léon Jouhaux, arrêté depuis le 2 octobre, est mis en résidence surveillée. Léon Blum va comparaître devant la Cour Suprême de Riom.
    La répression va aussi prendre des formes plus globales. En décembre 1940, c'est toute l'Alsace-Lorraine qu'emprisonne Hitler sous sa loi en s'appropriant ses biens et enrôlant ses hommes dans l'armée allemande. On va assister aux rafles dans les usines et les campagnes pour embarquer des "volontaires" du travail en Allemagne. De ces innovations, la grande presse oublie de parler. Il est vrai qu'elle informe à pleines pages du retour des cendres de l'Aiglon que Hitler nous retourne pour les Invalides !
    Et puis, le 23 décembre, on va voir apparaître sur les murs de Paris, pour la première fois, l'affiche bilingue, bordée de noir. En allemand et en français, elle proclame que Jacques Bonsergent a été fusillé à l'aube dans les fossés de Vincennes pour "acte de violence envers un membre de l'armée allemande". Qui est Jacques Bonsergent ? Un jeune ingénieur de 28 ans, qui a bousculé un officier allemand, dans le métro.
    Pour faire peur aux gens il faut que la répression s'affiche. Cela aussi pose un drôle de problème dans la vie du Parti. On ne peut pas arrêter son activité et il faut sauvegarder les militants. Il faudra aussi, en développant notre action, contre battre la peur insufflée aux populations. Par où commencer ?
    Tout modestement par l'édition et la diffusion d'un premier opuscule intitulé "Comment se défendre" Il rappelle quelques principes et pratiques de vigilance. Il est très vite diffusé. Mais cela ne peut suffire à parer les rudes coups que nous encaissons mal.
    C'est là que se place l'innovation des "groupes de 3". Dallidet, chaudronnier et traceur de son métier, se mit à faire un tas de petits croquis qui me faisait penser à une colonne vertébrale de travers. Je demandais explication. Dallidet travaillait sur ce qu'il avait déjà expérimenté chez Renault dans les années 1930, quand être communiste ou simplement syndiqué était interdit aux ouvriers. Le compartimentage étanche qui avait réussi à implanté et faire fonctionner l'organisation du Parti chez le Seigneur (on écrivait Saigneur) de Billancourt, Dallidet cherchait à l'adapter au Parti qui devait être nécessairement doté de structures plus adaptées à notre état de clandestins et de traqués.
    Je me rappelle l'avoir vu soumettre ses idées et l'un de ses croquis à Jacques Duclos. Et je revois le visage de joyeux de Jacques, deux ou trois jours après, rediscutant avec Dallidet d'un schéma d'organisation nouvelle du Parti la colonne vertébrale avait pris la forme d'un sous-marin, avec des clapets de sécurité et d'étanchéité.
    De toutes façons, les groupes de 3 ont fonctionné, avec un camarade responsable du triangle qu'on appelait "le politique", un camarade responsable de l'organisation et de la propagande et un camarade responsable au travail de masse. Trois groupes de 3 formaient, en principe, une cellule. Plusieurs cellules, en principe trois, formaient une section couvrant une ou plusieurs localités ou bien une usine. Au-dessus se formait la région faite de plusieurs sections rayonnant sur un ou plusieurs départements. A l'échelon supérieur, se constituait le triangle de direction à niveau déjà national, toujours avec ses trois camarades, le "politique", le "org-prop" et le "masse". Puis c'était la direction nationale du Parti, avec sa délégation du Comité Central en zone non-occupée. La direction du Parti, c'était Jacques Duclos et Benoît Frachon en France, et Maurice Thorez en URSS.
    Pendant toutes les années qui vont suivre, Maurice Thorez aura la liaison avec les camarades  en France, de la façon déjà expliquée. En France, Jacques et Benoît travailleront à l'abri "d'un mur infranchissable" - comme l'indiquent des rapports de police pour expliquer leurs échecs  - Benoît et Jacques ont effectivement vécu toute l'occupation hitlérienne, l'insurrection nationale et la libération du pays en France, plus précisément en région parisienne. Bien des camarades, dont la fonction était de dresser ce rempart de garde autour d'eux, ont été arrêtés, fusillés. Aucun n'a parlé. Je pense que pour chacun d'eux il aurait été bon de s'entendre dire par Jacques Duclos, comme il me l'a dit à mon retour de déportation : tu sais, à la suite de ton arrestation je n'ai pas déménagé, Benoît non plus.
    En tous cas, cette restructuration du Parti, où dans les triangles se retrouvaient les camarades expérimentés des premiers mois de clandestinité et les camarades revenus en juin 1940, a permis au Parti d'échapper au travail en vase clos.
    Mieux, cette structure lui a donné le moyen d'être en prise directe avec la masse du pays. Il nous est arrivé d'être à contre courant. Ce n'était pas parce que nous étions coupés de la collectivité nationale, mais parce que nous prenions la responsabilité de l'entraîner à remonter le courant contre la guerre, l'occupation, l'oppression, le fascisme.
    Nous en arrivons à l'O.S., à cette "Organisation Spéciale", à laquelle on a pas su donner d'autre nom que celui-là. Pourquoi et comment se crée cette organisation dès octobre 1940 dans la région parisienne ?
    Depuis septembre 1939, nous nous acharnions à démolir les mensonges dans lesquels on noyait le pays. C'était déjà prendre position contre la trahison perpétrée par notre bourgeoisie qui nous précipitait à la défaite et à l'occupation hitlérienne. Sur quelle base aurions-nous pu, par la suite, passer à la résistance armée contre l'occupant si nous n'avions pas occupé cette position d'avance ? Nous savions qu'aucune action, pas plus armée qu'une autre, ne s'engagerait tant que les têtes ne seraient pas éclaircies.
    L'O.S. est venue en son temps, un an après le début de la guerre. D'autres camarades plus au fait de cette O.S. pourront en parler sciemment. Ce que je peux en dire, c'est ce qui a trait à la montée de Charles Tillon à Paris à cette époque. Benoît a été chargé de le rencontrer et de mettre debout, avec lui, un plan de travail en perspective de la lutte armée contre l'occupant qu'il faudrait bien engager. Tous deux ont passé la journée à discuter, dans un logement de la rue du Poteau à Paris, dans le bas Montmartre. J'ai eu l'occasion dans les notes précédentes de rappeler ce que Benoît pensait de cette entrevue et du fait qu'il considérait que, pour l'essentiel, Charles Tillon avait su être un bon chef des partisans. J'ai dit aussi comment Dallidet et ses deux camarades, Robert Dubois et Georges Beaufils, avaient recherché les premiers cadres de cette "O.S.". Les premières sorties furent pour couvrir les militants prenant la parole dans les lieux publics où il y avait attroupement. On connaît les développements de cette somme d'actions réalisées et de problèmes posés qui aidèrent à démasquer qui et où était l'ennemi, qui contribuèrent à changer l'état d'esprit dans la population. La résistance française allait sourdre. Nous allions le constater en fin d'hiver 1940 et dès le début  du printemps 1941.
    Intervient ici un phénomène important et bien vivant de cette Résistance en France. Il s'agit des travailleurs immigrés. J'ai été fort peu directement en contact avec eux, mis à part deux ou trois rattrapages aussi nécessaires qu'exceptionnels. La seule chose que j'en puisse donner, c'est la vue d'ensemble que nous brossait Benoît à cet égard, dès le départ de la "drôle de guerre". Benoît attachait une grande valeur à l'apport des groupes de la Main d'Oeuvre Immigrée (M.O.I.).
    Il y voyait la teneur internationale du combat engagé contre le fascisme hitlérien. Il nous faisait voir comment dans le monde le nombre et la force des adversaires du fascisme grandissaient et comment nous devions comprendre que nous n'étions plus isolés. A l'entendre parler, on voyait des légions entières se lever dans tous les pays asservis par Hitler.
    Un autre aspect de la vie du Parti dans ces mois-là fut celui de l'effort idéologique alors fourni. Si je disais que j'en ai gardé un sentiment de "parvenu". Il faut comprendre. Nous n'étions déjà plus à contre courant de tout et pour tout. Nous pouvions nous permettre, outre la parution quasi régulière de l'Humanité et de nos autres publications, nous pouvions nous permettre donc le luxe d'éditer des "Lettres Ouvertes" aux femmes, aux paysans, des tracts, des papillons. Les cahiers du Bolchévisme sortaient à peu près une fois tous les deux mois. L'orientation qui y était donnée est que la paix ne s'attendait pas.
    Chaque acte de l'URSS barrant le fascisme hitlérien était mis en lumière, comme par exemple la protestation soviétique contre l'entrée des troupes allemandes en Bulgarie au début de mars 1941. Le fil conducteur de ces Cahiers était que le peuple français n'était pas voué à s'abîmer dans la défaite préparée et perpétrée par la bourgeoisie et qu'il n'était ni seul ni isolé dans la lutte pour la libération. Dans les Cahiers de mai 1941, on avait été en mesure de passer un article de Maurice Thorez sur le même thème;
        Nous pouvions également publier "L'Université Libre" et "La Pensée Libre". Cette dernière avait été fondée en 1939 sous la direction du Professeur Paul Langevin et de Georges Cogniot. La faire reparaître en automne 1940 était un éclat. "L'Université Libre" avait été lancée en novembre 1940. Danièle Casanova avait été chargée du premier numéro. Une solide équipe se constitua autour de cette publication, avec Georges Politzer, Jacques Decour, Jacques Solomon, Frédéric Joliot-Curie, Pierre Maucherat. Elle ne paraîtra pas longtemps, mais d'autres suivront, qui atteindront plus largement encore les milieux intellectuels.
    Nous avions ressorti "L'Avant-Garde", avec un beau titre gravé par les soins d'un petit artisan de la rue des Blancs-Manteaux à Paris et aux frais de petits sous-off' allemands pour qui l'artisan travaillait. Ainsi avec l'argent qu'il leur tire, il nous fait le travail "à l'oeil". Nous  avions "La Relève" avec notre camarade François de Lescure qui se trouvait être le délégué à Paris du gouvernement de Vichy pour l'Union Nationale des Etudiants Français. Ce n'est pas dû au hasard s'il y eut une première manifestation estudiantine le 7 novembre 1940 en protestation à l'arrestation du Professeur Langevin et une seconde qui, quatre jours après, marque le 11 novembre par le courage, la force des jeunes.
    C'est aussi le moment où se montrent d'autres publications que les nôtres, mais qui parlent aussi de résistance. Elles sont l'expression de divers mouvements de résistance qui prennent corps dans les PTT, avec notre si bon camarade Gourdeaux, chez les cheminots avec les Midol, père et fils.
    Nous avons encore à notre actif deux importantes brochures. La première de Georges Politzer (1), la seconde de Gabriel Péri.
    Voici pour la première. Une réception solennelle est annoncée en grande pompe pour M. Alfred Rosenberg à la Chambre des Députés, à Paris. L'événement se place fin novembre 1940. La grande presse ne va pas se faire faute de nous en donner de larges comptes rendus. Pendant plusieurs années, M. le Dr Rosenberg a exposé les raisons de la défaite française. C'est le châtiment, mérité, du peuple de France qui, sur les idées de 1789, de la déclaration des Droits de l'Homme et d'une démocratie douteuse et bourgeoise, s'était laissé aller à la dolce vita. Ainsi, ce peuple abâtardi était asservi à l'or, et donc aux juifs. Que n'eût-il fait comme le peuple allemand qui, dirigeant scientifiquement ses efforts, avait su forger son unité raciale, supprimer par conséquent les classes sociales et rechercher, ensemble, son espace vital ... C'était donc la victoire de la pureté du sang contre l'avilissement de l'or ! En conclusion, l'hégémonie du IIIème Reich était assurée pour les siècles à venir.
    Je me souviens avoir essayé de lire en allemand cette effarante histoire. C'était un fatras de phrases compliquées qui n'avaient plus rien d'une langue vivante. Ajoutez à cela que tout était officiellement écrit en lettres gothiques et que les soldats allemands portaient sur le ventre la boucle de leur ceinturon affirmant que dieu était avec eux (Gott mit uns), et vous aurez la note féodale du moment.
    La réalité se traduisait en termes plus clairs, sinon pas moins ignominieux. L'antisémitisme se développa sous ses aspects les plus grossiers et les plus cruels. Des fascistes avoués, comme Xavier Vallat ou Bucard, des renégats chevronnés comme Doriot ou Marcel Déat, mais aussi des recrues de plus fraîches dates comme Darnar, ex-rédacteur de l'Humanité et Albert Vassart, ex-membre du Comité Central, y trouvèrent un emploi. Les deux derniers (et il me semble que Gitton était des leurs également) disposaient d'une officine de propagande et d'édition de brochures et d'affiches antisémites et, bien sûr, anticommunistes. Leurs bureaux étaient installés dans la rue Montmartre, pas loin de l'ancien siège du Comité Central du Parti, 44 rue Le Peletier.
    Commença aussi, dans ces jours-là, l'enrôlement de l'adolescence dans les camps de Pétain, sous la bannière du "Maréchal, nous voilà !"

                                            
(1) La brochure de Georges Politzer, sous forme de réponse au Dr Rosenberg, lançait la riposte à cet obscurantisme dangereux. Reprenant le titre sous lequel la grande presse avait diffusé le discours de la Chambre des Députés, "Sang et Or", Politzer sous-titre sa brochure : "ou les vertueuses traductions du nazisme". Cette brochure a été sauvegardée. On peut la lire aujourd'hui. Elle a, pour moi, gardé tout son mordant. La brochure circula très vite. Nous en avons alors déduit que sa diffusion avait été plus rapide et plus complète que celle que nous enregistrions jusque là. Nous voulûmes y voir un signe des temps, un changement qui s'opérait. Bien que 200.000 des nôtres étaient déjà en prison et que les rafles continuaient à nous faire grand mal, telle celle des 22 jeunes de Saint-Dié et de Senones ou celle de 8 paysans cueillis à l'aube chez eux en Loir et Cher. Nous étions en février 1941.

                                               

XXIII


    avril 1941 
                                      

Une seconde brochure : celle de Gabriel Péri

    C'est en avril 1941 que sort la seconde grande brochure de l'époque. Celle que Gabriel Péri écrit sous le titre : "Non, le nazisme n'est pas le socialisme". Il faut se rappeler que "nazisme" était l'abréviation francisée de "national-socialisme". A la fois enjoué et implacable, il attaque "nazis et nazillons", leur "camelote truquée", leur "contrefaçon du socialisme" qui ne sont qu'une machine de répression, colossale certes mais que démontera "la colère légitime des masses contre le capitalisme". La simplicité et la rigueur de démonstration, de même que l'élégance du style de Gabriel Péri sont un modèle du genre. Nous en étions fiers comme de notre propre bien. En vérité, quel plaisir nous avions à lire :
    "Notre peuple n'est ni abâtardi, ni résigné. Il déteste ses gouvernants d'aujourd'hui, et il a raison. Il a voué une haine implacable à ceux qui se sont mis au service de ses oppresseurs, et il a raison. Mais que soient balayés les aventuriers, que la France se donne un gouvernement propre et digne d'elle et les Français, dont les ancêtres montaient à l'assaut du ciel, retrouveront leur force, leur vigueur : une force, une vigueur qu'ils mettront au service d'une œuvre qu'eux seuls peuvent accomplir, le relèvement de la France. Voilà ce que te disent les communistes, peuple de France. C'est le message des hommes qui, loin des sentiers battus et des chemins qui s'égarent, te convient sur la route solide, à la marche audacieuse vers des horizons clairs !".
    Cette brochure-là connut aussi une rapide diffusion. Et tandis que couraient nos idées, des faits intéressants se produisaient. Les sabotages devenaient plus précis. Pas sans perte. Les mécontentements dans les usines prenaient plus nettement allure de grève. Pas toujours avec succès, comme par exemple une grève des ouvrières d'une fabrique de filets de camouflage, la Raffia, travaillant pour l'armée allemande à Issy les Moulineaux, aux portes de Paris. Par trois fois, elles essayèrent de mettre le feu aux stocks. Sans réussir. En zone sud, à Lyon surtout, il y avait quelques manifestations d'étudiants.
    En réalité, il y avait du changement. Deux histoires me reviennent en mémoire. Les concierges, à Paris, étaient passibles de fortes amendes si elles ne lessivaient ou ne grattaient pas les inscriptions ou les collages de textes subversifs faits sur les murs des immeubles dont elles avaient la garde. Les services de la Préfecture ne lésinaient pas. Ils en distribuaient par milliers. Les concierges lavaient les murs. Or il arrive un jour que c'est précisément au coin de l'immeuble du XVème arrondissement où nous avions le logement de rendez-vous entre Jacques et Benoît qu'apparaît un magnifique collage de papillons. L'endroit est bien choisi, du point de vue du colleur, mais aussi pour attirer l'œil de la police. La mort dans l'âme, mais la peur au ventre, j'attire l'attention de la concierge sur les papillons. La concierge n'hésite pas à prendre ses outils de grattage. Mais alors, son mari, qui travaillait en usine, sort de la loge et lui dit tranquillement : ça ne te regarde pas, ce n'est pas le mur de ta maison, laisse le voisin faire s'il en a envie ... Les papillons restèrent collés toute la journée
    La seconde histoire est aussi une histoire d'affichage, celui-là, fait par la police. Un matin, on voit une déclaration de Marcel Cachin placardée sur les murs de Paris. Elle condamne les actes individuels et le terrorisme. Bien sûr, l'affiche ne dit pas d'où vient le texte ni de quand il date. Quelle va être la portée de cette provocation ?
    Nous cherchons à savoir. Les échos qui nous parviennent sont rassurants : les ouvriers pensent que c'est un faux. Jamais leur vieux camarade n'aurait dit cela ! L'affiche rata son coup. Les "accidents" survinrent de plus en plus fréquemment aux officiers allemands jetés dans un canal, dix hommes étaient pris en otages.
    Mais la vie continuait. A Paris, montent des informations précises sur la préparation du 1er mai 1941.
    En exemple, les camarades de Rouen ont préparé une banderole pour ce premier 1er mai sous l'occupation allemande, et que Pétain vient de transformer en une fête pour la St Philippe (son prénom) ! La banderole n'est pas à la gloire de Pétain, il s'en faut. Une de nos jeunes camarades, Madeleine Dissoubray, mutée de Paris sur la Seine Inférieure, est chargée de porter la banderole pour l'accrochage. Des gendarmes l'arrêtent. Les deux jeunes gens de l'O.S. qui l'accompagnent mettent les gendarmes en fuite. La banderole est accrochée. Comme flottent sur les terrils du Nord des drapeaux tricolores et des drapeaux rouges. Quel chemin parcouru depuis juin 1940, en moins d'un an.
    Nous allons vivre le grand événement de ce précoce printemps. C'est la grève des mineurs du Nord et du Pas de Calais. Elle s'organise, méthodiquement. Les Allemands ont toujours eu du fil à retordre avec les mineurs. Déjà, au début de septembre 1940, un coup de grisou tuant deux petits galibots avait provoqué la colère de toute la population dressée contre les occupants. Puis les revendications s'étaient faites plus précises et plus pressantes. On voulait du savon, du beurre, du saucisson, de la viande, des cadences et des normes de travail moins rapides. Les courriers venus du Nord racontaient que les Allemands, obligés de céder sur certaines de ces revendications, avaient demandé aux mineurs réunis sur le carreau de la mine : et maintenant, que vous faut-il encore ? On avait entendu répondre sourdement dans les rangs des hommes : des fusils.
    La grève se déclenchera effectivement le 26 mai et durera jusqu'au 3 juin 1941. Elle sera totale dans le Nord et le Pas de Calais. Les femmes des mineurs y joueront un grand rôle, et les cheminots des lignes qui desservent les mines, aussi. Outre les résultats substantiels obtenus en salaires, en mesures de sécurité, en ravitaillement, les mineurs avaient prouvé la possibilité et l'efficacité de se battre, même dans les conditions de l'occupation hitlérienne. C'était un fait de poids. C'était une première et grande notion de masse de résistance nationale. Ce ne fut pas à l'honneur de radio-Londres de n'en rien dire.
    Une autre idée fait son chemin. Depuis mars-avril de cette année, Georges Marrane, parcourt la zone Sud. Il effectue une sorte de sondage auprès de divers milieux où il y a sympathie pour la résistance à l'occupant. Marrane va son chemin, avec l'idée d'un regroupement de toutes les forces de résistance que l'on pourrait rassembler. C'est ainsi qu'il rencontre Léo Hamon et Emmanuel d'Astier. Par la suite, ces prises de contacts se feront par équipes, plus hardiment.  Marrane est un optimiste né. Quand il raconte ses pérégrinations il dit : un tel, untel ? ils n'ont pas encore dit oui, mais ils n'ont pas dit non.
    Bref, l'idée du Front National fermente. Comment a-t-elle pris corps ? Très honnêtement, je pourrais répondre que dans le Parti communiste, c'est congénital. Mais enfin, pour redonner ce que j'ai alors connu, je dois dire que Frachon se laissait souvent aller à "rêver tout haut" comme il nous le disait, alors qu'en vérité il guettait nos réactions. Et de quoi rêvait-il ? D'une bataille dans laquelle s'engageraient toutes les forces qui voulaient la libération du pays. La correspondance et les rencontres entre Jacques et Benoît furent fréquentes dans ses semaines-là. Jusqu'au jour où j'eu en mains un projet déjà bien élaboré d'un Appel au Front National "pour la libération, la renaissance et l'indépendance de la France". Jacques l'avait rédigé.
    Jacques m'avait également remis une lettre pour Cadras. Elle était manuscrite et signé "Frédéric", son pseudonyme du moment. Elle mentionnait les grandes lignes de l'Appel. Je devais remettre la lettre personnellement à Cadras, combiner une rencontre entre lui et Jacques, et aussi mettre Cadras en rapport direct avec Catelas.
    C'était le 15 mai. Dans l'après-midi, lettre de Jacques en poche, j'étais arrêtée.

                                               

XXIV


    mai 1941                

15 mai 1941 : un aperçu du Front national en poche


    Il est des moments destinés à vous faire rêver. On les enregistre sans savoir. Puis, ancrés dans un coin de mémoire, ils ressortent dans la nuit des prisons. Ainsi pour moi fut l'air du temps de cet après-midi du 15 mai 1941. Je ne sais plus s'il faisait vraiment soleil, mais l'air sentait le printemps, parce qu'à Paris aussi il y a un printemps. J'avais rendez-vous à la porte d'Auteuil, à la sortie du Bois de Boulogne. Je m'étais acheté un bouquet de fleurs : six tulipes blanches aperçues à une vitrine du boulevard Exelmans J'en avais tellement envie. Je devais rencontrer Catelas, puis Cadras. Jacques avait demandé d'établir un contact direct entre eux deux. J'avais en plus la lettre de "Frédéric" portant les grandes lignes du Front National à remettre à Cadras. Cette lettre je l'avais dans la poche extérieure de mon manteau.

    Catelas ne vint pas au rendez-vous, mais la police.
    Jacques Duclos, alors qu'il écrivait ses Mémoires, m'avait demandé quelques notes sur cette période de la clandestinité. Ce que j'ai fait. Jacques a publié ces notes telles quelles, dans la première partie de ses Mémoires 1940/1945. Je n'ai rien d'essentiel à y ajouter si ce n'est quelques remarques complémentaires peut-être pas inutiles. Pour les situer, je dois tout de même résumer ici l'arrestation.
    Ce doit être 16 heures. J'attends Catelas devant l'élégant café au pan coupé des deux boulevards Exelmans et des Maréchaux. Catelas, en général très ponctuel, est en retard. Les dix minutes de battement que nous nous accordons sont passées. Je vais devoir partir. S'approche alors de moi un homme jeune, insignifiant, qui m'aborde par mon pseudonyme du moment, "Simone". Je le prends pour un camarade que Catelas m'envoie à sa place. Et je trouve cela fort peu sérieux de la part de Catelas. J'en suis même fâchée, à tel point que je décide que le rendez-vous n'aura pas lieu. J'évince l'homme de l'air d'une femme qu'on importune. Il hésite, il recule. Je continue, fiérote, ne pensant pas un instant qu'il ait pu arriver accident à Catelas. Coups de sifflet, deux, trois hommes se précipitent sur moi : sans voir qui parle, j'entends : mais si, c'est elle. Me voilà littéralement prise à bras le corps et traînée vers le commissariat du boulevard Exelmans. Je me démène, je crie, bref je fais le plus de bruit possible, (à ce moment-là, je vois un homme en bras de chemise, sortant de la porte cochère du premier immeuble à coté du Masséna sur le boulevard Exelmans. Il essaie de me dégager des mains des hommes qui me traînaient et disent :"écartez-vous, c'est une putain"). Si Catelas et Cadras arrivent dans les parages, ils pourront prendre le large et faire savoir ce qui m'arrive. Au commissariat, les flics me relèguent dans une pièce obscure. Une chance. Il faut que je me débarrasse de la carte d'alimentation qui porte une adresse. Première chose. Je déchire, je mastique, je fais des boulettes, j'avale. Celui qui n'a jamais fait cela ne peut pas s'imaginer comme c'est dur d'avaler du papier carton ! Je vais m'attaquer à la lettre, lorsque la porte s'ouvre. Les flics font entrer la concierge de l'immeuble voisin pour me fouiller. J'ai fait un tel cinéma qu'ils ont dû renoncer à le faire eux-mêmes. La lettre est saisie. J'essaie de ne pas m'affoler en pensant que de toutes façons l'appel va sortir dans les jours qui viennent. C'est très moche de se trouver ainsi coincée, obnubilée par des questions sans réponse : où cela a craqué ? Pourquoi cette arrestation spectaculaire ? Ils auraient plutôt dû me filer ? Aussi, quand quatre types m'emmènent en voiture, une 15cv Citroën noire, dans la direction d'Asnières, je pense que j'ai été identifiée. Me conduisent-ils à l'adresse de mon père, député d'Asnières, dernière adresse légale dont j'ai disposé ? Pas du tout. Ils me descendent directement au commissariat d'Asnières. C'est vers Catelas, déjà arrêté, qu'ils me conduisaient.
    Je le retrouve, seul, en pardessus, assis sur une chaise, au milieu de la salle de police. Il me regarde entrer, sans broncher, affectant un air indifférent, mais me regardant droit dans les yeux.
    Je reprends mon cinéma quand le type de service derrière son comptoir me demanda mes papiers. Je hurle que ses collègues du commissariat d'Auteuil s'étaient déjà chargés de les prendre, que je m'appelais Jeanne Dessart et que ça suffisait  comme cela, etc. Le tout à l'intention de Catelas.
    Laisse tomber ...dit celui qui semble être le chef des deux flics qui m'avaient accompagnée d'Auteuil à Asnières et m'avait asticotée pendant le trajet ... laisse tomber, c'est pas le genre ... madame lit Stendhal ! Il est vrai que j'avais sur moi ce jour-là un superbe bouquin de la collection la Pléïade. Ce qui n'empêche pas les flics de me coller au violon.
    Et après qu'est-ce qui se passe ... des souvenirs précis, je n'ai pas, je n'ai plus, mais des images me restent, je les avais enfouies et je n'en voulais plus parler, mais tout de même, elles sont là et j'en parle.
    Le cachot où je suis est grillagé, le couloir d'en face donne sur les cabinets, ça sent mauvais, un lumignon sinistre dans le fond du couloir. Dans la nuit, tard dans la nuit, la porte du cachot s'ouvre, les flics poussent une jeune femme. J'apprends très vite que c'est une blanchisseuse du quartier, bien connue de la police, bavarde, chantonnante, elle me dit que je suis gentille. Elle est saoule comme une grive. Je lui cède le seul banc du cachot. Elle s'endort et c'est une présence. C'est une première image.
    Une autre image ? Quand je suis entrée pour la première fois dans la salle de garde du commissariat d'Asnières, j'ai vu à la grande table centrale une silhouette, plutôt trapue, je ne m'y suis pas attardée, mais lui m'a observé. C'est lui qui après la libération des camps m'a rencontré et rappelé la scène : c'est la fin de l'après-midi, j'ai l'air de quelqu'un qui veut se faire la paire. Cet homme est le gendre de Catelas arrêté en même temps que lui, quelques heures avant moi.
    C'est vrai que j'avais pensé à m'évader. Ma mère habitait 10, rue Félix Faure, en face de la mairie, elle avait la charge de ma petite fille. Elle l'emmenait au square qui entourait la mairie, moi-même j'y étais venue. J'entendais l'horloge de la mairie qui sonnait les heures, les demi-heures. Comme c'est long les nuits de cachot.
    Une autre image me vient ensuite. C'est la nuit ou le lendemain, la blanchisseuse est partie, une jeune fille arrive, presqu'encore une enfant. Elle s'appelle Fulvia, son père est italien, il avait caché une ronéo chez lui. La police est venue sur dénonciation, mais le père absent pour un travail de plusieurs jours, ils arrêtent la petite à sa place. Pour la distraire je lui dis en riant : "ton nom est trop difficile à prononcer pour moi, je t'appellerais Félicité" et on l'a appelé définitivement Félie. A la sortie des camps, elle s'est mariée avec le frère d'une autre jeune déportée. Elle a été tuée dans un accident de voiture, quelques années plus tard, à Bordeaux.
    Une autre image, plus grave celle-là encore. C'est la nuit. Je ne peux pas préciser quelle nuit, parce qu'il me semble que je n'avais pas pu passer trois ou quatre nuits dans ce commissariat. Et pourtant, ça a l'air comme ça ...
    On m'extrait du cachot, on me fait monter au premier étage. Je me trouve en face d'un homme jeune, le "chien du commissaire", ce que j'apprendrais par la suite. Un autre homme est assis devant lui et je ne le vois que de dos je ne reconnus pas sa silhouette. Il ne s'est pas retourné. On me fit asseoir à ses côtés. Toute tendue, je regarde d'abord le "chien du commissaire", qui, sur un ton mondain nous dit : je ne fais pas les présentations, vous vous connaissez, n'est-ce pas ? Je tourne mon regard vers mon voisin. C'est Péri. Je secoue la tête. Ce n'est même pas une dénégation volontaire. C'est le refus de croire à Péri, là, devant ce chien de commissaire ... Je l'entends dire : Madame, j'ai rencontré bien des jolies femmes dans ma vie, mais pas vous ...
    Je ne peux même plus sourire. Sans autre question, on me fait redescendre au violon. J'ai mal partout. Et que vois-je, en retraversant la salle de police, assis à la grande table, à côté des flics qui jouent aux cartes ? Armand ? Je doute ...
    Qui est Armand ? Son nom légal est Edmond Vogelein. Il est d'origine alsacienne. J'ai fait sa connaissance lorsque que je suis entrée au secrétariat de Maurice Tréand. Il était déjà en place, affecté à la branche "vigilance" dans le service des cadres. Pas drôle, Armand, taciturne. Je ne me souviens pas avoir plaisanté une seule fois avec lui. Je ne sais de lui que le fait qu'il est marié et père de deux enfants. A la mobilisation de 1939, il part les tous premiers jours à l'armée. Il a remis ses dossiers directement à Maurice Tréand. Je ne le revois qu'en septembre 1940, où Maurice Tréand l'a remis dans le circuit pour la recherche de logements nouveaux pour les camarades du Comité Central qui doivent se fixer à Paris. Il habite alors rue des Maraîchers, près du Cours de Vincennes. Il a le contact avec Cadras et Catelas. Je n'en ai pas de direct avec lui, sauf en cas de repêchage exceptionnel pour Cadras et Catelas. Cela ne m'est arrivé qu'une fois. Et voilà qu'il est là, devant moi, dans cette nuit de mai, au commissariat d'Asnières. C'est par lui que je vais avoir une version de l'arrestation.
    Il a demandé à aller  aux W.C., ce pour quoi il faut passer devant la cage dans le couloir où je suis enfermée. Il me chuchote à travers le grillage qu'il est allé chez Catelas (dont je ne me souviens plus le pseudonyme) pour lui transmettre le rendez-vous demandé par moi. Ne le trouvant pas à son domicile, il a griffonné les indications nécessaires sur un bout de papier et l'a glissé sous la porte. Le soir,  en repassant chez Catelas pour s'assurer que le rendez-vous lui est bien parvenu, il trouve la police en train de fouiller dans les livres de Catelas absent. C'est dans les pages d'un livre - dit toujours Armand, que les policiers ont trouvé une feuille portant une adresse. C'était celle de Péri.
    La moitié de ce qu'il me disait eut suffit à m'assommer.
    Il revint une seconde fois, presque sur le matin. Il me glissa : j'ai dit que je ne te connaissais que sous le nom de "Simone". Puis ajouta très vite : j'ai fait repasser l'argent à Emile.
    Quand j'écris tout cela maintenant, tout me paraît inconsistant, absurde, invraisemblable. C'est pourtant bien ce qu'il a voulu me faire savoir. Et le plus étonnant, c'est qu'en partie, il a dit vrai. J'ai pu faire demander, par l'avocat qui venait me voir à la Petite Roquette où j'étais transférée sous ma fausse identité de Jeanne Dessart, certaines confirmations de ce que m'avait raconté Armand. Paul Vienney - qui ne m'a connue que sous ma fausse identité - m'a retransmis que l'argent dont disposait Armand avait été remis à "Emile", pseudonyme de Dallidet à ce moment-là.
    L'affaire n'a jamais pu être tirée au clair. Il ne reste d'Armand que le fait qu'il ait été le seul à être relâché. Et il a disparu. Aucune trace de son arrestation ne figure au dossier de l'affaire Catelas*.
    Pour ma part, je franchissais les portes de prison sous ma fausse identité. J'eus, une fois, toujours par Paul Vienney, un rayon de soleil, sous forme d'une petite bande de papier où étaient écrits à la main : les jours les plus noirs de l'hiver n'annoncent-ils pas le plus doux des printemps ? C'était l'écriture de Jacques Duclos. Imprudent ? C'est tellement important un sourire fraternel qui perce l'odieuse injustice et l'humiliation stupide des prisons et des camps.
    Catelas, j'allais le revoir au Tribunal d'Etat les 20 et 21 (ou 21 et 22) septembre 1941. Je ne le connaissais pratiquement pas avant 1939.
    Je l'avais rencontré quelques fois, au bureau de Maurice Tréand qui l'avait embringué dans les affaires d'Espagne. Il n'était guère causant, en tous cas avec moi. Nous fîmes connaissance dans la drôle de guerre. Il me raconta comment il avait pu, caché dans la niche de son chien, échapper à la police venue l'arrêter. Il m'a confirmé aussi la démarche faite avec Maurice Tréand pour la demande de parution légale de l'Humanité en juin 1940. Il m'a dit aussi que Péri avait refusé d'y participer. Mais tout cela, très sobrement. Je l'ai pourtant vu une fois avec le visage épanoui. Il venait de découvrir "les 10 jours qui ébranlèrent le monde" de John Reed. Il lui fallait en parler, en partager l'enthousiasme juvénile que ce livre avait déclenché en lui. C'était pour moi un Catelas inconnu, rajeuni, ouvert et sympathique. Et je pensais : dire qu'on a jamais le temps de se connaître !
    Après notre rendez-vous manqué de la porte d'Auteuil, le 15 mai 1941, et s'être à peine accordé un regard au commissariat d'Asnières, nous devions nous retrouver au box des accusés. Péri avait été dissocié du procès monté autour de nom de Catelas. Comme à l'accoutumée, la police avait travaillé pour le "tableau de chasse". Nous étions au moins une quinzaine à ne pas se connaître du tout.
    J'appris là que Catelas, député de la Somme du Front Populaire, avait été cité six fois pour son courage à l'Ordre du Régiment, lors de la bataille de Verdun (en 14-18). J'appris que Jacques Woog était architecte et avait dirigé la section du Parti communiste dans le 8ème arrondissement de Paris. J'appris qu'Adolphe Guyot était l'actuel responsable du Parti illégal à Saint-Denis. Tous, nous fûmes condamnés pour "reconstitution de ligue dissoute". Les femmes, dont Jeanne Dessart que j'étais restée, écopaient de quatre ans de forteresse. Nos trois hommes étaient condamnés à être décapités.
    Nous avons chanté la Marseillaise, je crois qu'aucun son n'est sorti de ma gorge.
    On nous reconduisit du Palais de Justice à la Souricière. Les hommes d'abord. Si bien qu'en passant devant les cachots grillagés, je vis Catelas, ses deux mains accrochées aux grilles de la porte. Il m'appela : Jeannette, ... quatre ans, ça passe, t'es jeune ... Dis aux camarades que j'ai été courageux, que j'ai toujours été honnête. Dis-leur bien.
    Ils furent guillotinés trois jours après, dans la cour de la Santé, à l'aube du 24 septembre 1941.
    Péri, avait été dissocié de ce procès. Sans doute parce que les gouvernants de cette époque, pas plus que les autorités nazies ne voulaient se risquer à faire un procès à Péri. Péri était pour eux un redoutable ennemi. Péri fut fusillé au Mont-Valérien, le 15 décembre 1941, comme otage. Il n'avait pas quarante ans, lui qui écrivait de sa prison : "J'ai trouvé passionnante une existence dans laquelle il était interdit, peut-être plus que dans aucune autre, de vivre sur l'acquis."
Et encore :
"Que mes amis sachent que je suis resté fidèle à l'idéal de ma vie, que mes compatriotes sachent que je vais mourir pour que vive la France."
    Nos camarades de la première génération de la Résistance nous quittaient. L'Appel au Front National allait être entendu dans toute la France.

 

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